dimanche 30 octobre 2011

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3
J’étais donc devenu, un jeudi à 15h50, officiellement, à la face du monde et des hommes, le créateur véritable et incontestable des Mystères de Manderbly. Il n’y avait plus aucune équivoque à ce sujet. J’étais publiquement réhabilité, reconnu comme l’auteur du best-seller du siècle. Enfin, les gens savaient qui j’étais : un écrivain.
Un artiste.
Un plagiaire, un voleur et un menteur.
Et la foule se mit à me détester de plus belle.
Je devins le bouc émissaire idéal d’une population aigrie par une époque triste, médiocre et inquiétante, d’une foule avide de défouloir aux angoisses existentielles qui la taraudaient, une foule affamée d’une chose, d’un homme, de n’importe quoi sur qui déverser ses peurs et sa haine.
Je ne pouvais plus sortir de chez moi. Dès que je mettais le nez dehors, des hordes assassines me conspuaient, me griffaient, me frappaient comme jamais.
La façade de mon immeuble était régulièrement souillée d’inscriptions obscènes, au point que je dus déménager. Deux fois.
Mon répondeur était saturé de messages bucoliques, tous plus orduriers les uns que les autres. Mes sœurs me traitèrent de connards. Ma mère me signifia sèchement la honte qu’elle éprouvait d’être ma mère. Et j’avais beau clamer mon innocence, tout le monde s’en fichait, personne ne m’écoutait. Je n’étais pas encore mort, mais je vivais l’enfer.
À cette même époque, j’appris que l’adaptation de mes livres à la télévision était, comme prévu, un échec cuisant en termes d’audience. La série fut annulée deux semaines plus tard.

Une nuit, je rêvai que je descendais un immense escalier en colimaçon qui ne s’arrêtait jamais, à la poursuite d’une personne dont je ne voyais pas le visage. J’avais beau courir aussi vite que possible, dévalant les marches deux par deux, quatre par quatre, ma proie avait toujours une longueur d’avance. Au bout d’un moment, continuant de descendre et de tourbillonner sans fin, je me rendis compte que plus personne n’était devant moi.
Je me réveillai suant, haletant, après avoir senti que quelqu’un que je ne voyais pas me courait après aussi vite que possible dans cet escalier sans fin.


2
Mes rêves, mes ambitions d’être quelqu’un d’aimé et de reconnu sombraient bel, bien et définitivement dans un gouffre abyssal. J’avais échoué là où tant d’autres avaient réussi. Je le savais, je serais toujours considéré comme un raté, une cloche sur laquelle frapper le marteau de la vaste raillerie et du profond mépris. Moi qui voulais être tout, j’étais à jamais rien. Tout était gâché. J’étais passé à côté de ma seule et unique vie, et plus rien ne rattraperait jamais l’échec incommensurable de mon existence.
Plus rien, vraiment plus rien n’avait d’importance. Tout m’indifférait, même moi. C’est vous dire.
Encore une fois, plus que toujours, je ne savais où aller. De nouveau, se dressais devant moi un mur gigantique et infranchissable. Je ne savais pas ce à quoi ressemblerait ma vie dans un an, dans un mois, ni même dans un jour tellement le futur m’apparaissait opaque. Pour tout horizon, le vide me faisait face à perte de vue, tel un désert éternel que je me sentais incapable de traverser. J’aurais bien voulu faire face à mes responsabilités, mais je n’en avais pas. J’aurais bien voulu me battre pour réaliser mes projets, mais je n’en avais plus. J’aurais bien tout changé, tout recommencé, mais tout n’existait pas. Le néant. L’absence.
Encore et toujours, le vide.
Mais un espoir me vint : comme je n’étais rien, je pouvais être tout. J’avais de l’argent, beaucoup d’argent, et je pouvais partir à l’autre bout du monde, là où on ne me connaissait pas. Je pouvais changer de visage, changer de nom, même. Je pouvais m’inventer, me créer une vie, et tout reprendre pour enfin tenter d’être un autre, d’être moi, d’être heureux. Je savais que j’y arriverais.

Il fallait que je parte. Loin. Pour toujours. Il me serait facile de tout abandonner, il me serait utile, il me serait essentiel.
Peu m’importait ma famille. Peu m’importaient les amis que je n’avais pas. Je me fichais du énième et dernier tome de Manderbly. Je me fichais d’être publié sous mon vrai nom par un éditeur, d’ailleurs, qui voudrait publier un plagiaire, un imposteur, un sans-talent ?
Je n’avais pas été un comédien adulé ; je n’avais pas été un artiste renommé ; je n’avais pas été un scénariste réputé ; je n’avais pas été un meurtrier ; je n’avais pas été un politicien respecté ; il était dit que je ne serais pas non plus un écrivain encensé. J’en pris mon parti.

Chez moi, je sortis d’un carton la mappemonde que mon père m’avait offerte pour mes sept ans. Je la fis tourner. Je l’arrêtai au hasard avec un doigt, comme je faisais étant enfant.
Le sort me choisit la loin-de-presque-tout et minuscule Tasmanie. Je la googlelisai sur le champ : l’image d’un pays à la nature contrastée m’apparut séduisante. Je fermai les yeux, et touchai l’écran de l’index, à la bonne fortune. Wineglass Bay. J’aimai bien le nom. Ma décision fut prise.
Je remplis un sac du strict nécessaire : ma trousse de toilette, mon passeport, quelques vêtements de rechange, Candide de Voltaire comme tout livre et Harvest de Neil Young pour seule musique.
Je filai à ma banque pour retirer le plus d’argent possible.
Et là, la fatalité, qui décidément aimait bien s’amuser me joua son avant-avant-dernier tour.
Mon banquier, qui avait appris à me mépriser en même temps que mes lecteurs et malgré ma fortune que je laissais dormir sans la faire fructifier, mon banquier me reçut, le sourire narquois et l’air plus satisfait que désolé, pour me signifier que mon compte était presque vide.

Georges Assouline, mon comptable, l’avait frauduleusement nettoyé, et était parti le dépenser dans un lieu inconnu.


1
Vous riez, chers lecteurs, n’est-ce pas ? Ou si vous ne riez pas, l’envie ne vous en manque pas. Je le sens, je le vois à votre air taquin, à votre sourire en biais. Ne faites pas semblant d’être désolé, je sais que vous vous dites qu’autant de déboires, too much pour un seul homme est tout ce qu’un être prétentieux comme moi puisse avoir droit. Car vous non plus, ne m’aimez pas ; vous aussi, trouvez que je mérite autant de déconvenues. Vous avez raison : mon ego a bien besoin d’être dégonflé pour me faire atterrir parmi le commun des mortels. Et le ballon d’air chaud qui me faisait voyager au-dessus des collines et du bon peuple vient d’éclater, merci, et la chute est amorcée, et le sol se rapproche dangereusement sous mes pieds. Le final annoncé va bientôt arriver.
Ma fin est quasi-proche, sachez la déguster.
Vous commencez à me connaître, amie lectrice, ami lecteur ; que croyez-vous qu’il arriva ? Pensez-vous que je m’écroulai, là, derrière le comptoir, que je me mis à pleurer, à haranguer le ciel en une longue litanie verbeuse dont j’avais le secret ? Imaginez-vous que, pris par une hystérie soudaine, fatigué, abattu, je me mis à rire comme un dément, ayant perdu l’esprit ? Comment imaginez-vous ma réaction à la nouvelle de ma ruine, moi qui crevais la dalle quelques temps auparavant ?
Les livres appartiennent plus à leurs lecteurs qu’à leur auteur, c’est entendu ; inventez ce que bon vous semble, faites-vous le film de votre choix, vous serez encore loin de la vérité car en vérité, je vous l’écris, je fus soulagé.
Je fus soulagé que rien, définitivement rien ne me restât de ma vie d’avant, de ma vie ratée, de ma vie gâchée. Je fus heureux d’être finalement déchargé du poids de mon passé, jusqu’au bout, jusqu’à la dernière parcelle. J’en remerciai le ciel.
Je remerciai le ciel et retirai le peu d’argent qu’il me restait (car il m’en restait peu, très peu, mais un peu), et sortis de la banque, m’attendant à me faire braquer, abattre par un voleur armé, m’attendant à me faire renverser par un trente-cinq tonnes, m’attendant à recevoir sur la tête un échafaudage mal monté ou m’attendant à être foudroyé.
Attendant une fin rapide ou douloureuse, mais attendant une fin.
Mais rien de tout cela n’arriva, ou presque.
Perdu dans mes attentes, je bousculai une jeune fille. Je me retournai pour m’excuser.
C’était Isabelle.
Je ne l’avais pas vue depuis plusieurs mois, depuis ce jour fatal où, sur ce morceau de trottoir détrempé par la pluie je l’avais perdue.
Mon cœur se serra - enfin capable de ressentir quelque chose - quand je m’aperçus qu’elle était rayonnante, plus belle que jamais. Elle était radieuse, et je n’y étais pour rien. C’était dans l’ordre des choses.
Elle portait une petite robe à fleurs, son sac à bandoulière pendait éternellement sur son épaule frêle, son vieux sac kaki constellé de badges anti-guerre, anti-mort, anti-connerie.
- Salut, me dit-elle simplement, timidement.
Malgré tout, elle souriait. À peine, mais elle souriait.
- Salut, répondis-je naturellement.
Le temps venait à nouveau de s’arrêter.
- Tu vas bien ? me demanda-t-elle en continuant de sourire.
Ses yeux ne brillaient pas comme avant, comme au temps où elle m’aimait, comme au temps où elle m’admirait et me regardait des étoiles plein les yeux. Je m’en fichais ; elle était épanouie, même sans moi, et je découvris avec stupeur que j’en étais ravi car elle le méritait. Elle méritait d’être belle, heureuse et souriante, même si c’était loin de moi, même si c’était loin de mes bras, loin de ma vie.
- Je vais bien, l’assurai-je avec franchise et vérité, car en cet instant précis j’allais bien. Et toi ?
- Je vais bien. Je... Je suis fiancée, à présent.
- Oh.
- …
- Je le connais ?
- Non, je ne crois pas. C’est un jeune peintre. Il galère un peu, mais il va y arriver. Il est vraiment très doué.
- C’est bien, dis-je sincèrement.
Nous n’avions plus grand-chose à nous dire. Nous restâmes un moment face à face, sans animosité, sans rancœur, sans rancune. Le temps continuait de s’arrêter.
- Bon, finit-elle par dire, je vais y aller. À bientôt, peut-être...
- À bientôt, répondis-je.
Elle faillit m’embrasser, elle hésita à me serrer la main mais ne fit rien de tout cela, se retourna et commença à s’éloigner.
Je ne restai pas immobile à la regarder partir. Je me retournai aussi, et commençai à marcher vers mon futur incertain et certainement imparfait quand Isabelle m’appela. Elle avait fait demi-tour, et s’approchait de moi.
- Dis-moi la vérité, me demanda-t-elle, une pointe d’anxiété dans la voix. Je te promets de ne pas te faire de scène, quelle que soit ta réponse. Est-ce que c’est toi qui as écrit la série des Manderbly oui ou non ?
- Est-ce important ?
- Ça l’est pour moi. Je dois savoir.
- Oui, c’est moi. Ça a toujours été moi, sauf pour le dernier tome. Pour le plagiat, je plaide non coupable, votre honneur.
Isabelle sourit.
- Je te crois, dit-elle.
- …
- Nous nous sommes raté, n’est-ce pas ?
- De peu. De très peu. Mais c’est le passé ; on ne peut pas revenir dessus.
- Est-ce que tu m’en veux ?
- Oui, eus-je envie de dire. Bien sûr que non, l’assurai-je en souriant à mon tour.
- Je te souhaite tout le bonheur du monde, Bruno, sincèrement, dit-elle avant de partir, cette fois-ci pour toujours.
Le dernier souvenir que j’eus d’elle fut sa chevelure brune flottant sur ses épaules tandis qu’elle hâtait le pas vers son bonheur.
Il me semblait qu’un terrible poids venait de quitter ma poitrine ; Isabelle ne m’aimait plus, certes, mais elle ne me détestait pas non plus.
C’était mieux que rien. C’était mieux que tout.

Je hélai un taxi, et me rendis à l’aéroport.
Je pris le premier avion pour Melbourne.
Pendant le vol, je m’endormis et rêvais.

Je me trouvais à l’entrée d’un cimetière. Un peu plus loin à l’intérieur, on y enterrait quelqu’un. Une foultitude de gens se trouvait là, entourant une tombe fraîchement creusée. Je m’approchai un peu. Je reconnus, présentes dans la foule, toutes les personnes qui avaient croisé ma vie à un moment ou à un autre : la sage-femme qui m’avait mis au monde, mes instituteurs, mes anciens voisins, ma famille, mes amis, De La Roche, Isabelle, ils étaient tous là, en noir, un parapluie à la main. Ils ne semblaient pas me voir. Je m’approchai encore, me penchai avec curiosité au-dessus du trou pour connaître l’identité du mort, et ce fut avec stupeur que je me vis au fond, allongé dans un cercueil ouvert. Au moment où je compris que j’assistais à mes propres funérailles, en un éclair, je ne fus plus debout au-dessus de la tombe parmi les autres, mais je me retrouvai allongé au fond du trou, les yeux grand ouverts, incapable du moindre mouvement tandis qu’au-dessus de moi, le monde présent à mon inhumation commençait à me jeter des pelletées de terre sur le visage, m’étouffant lentement.


0
J’arrivai à Melbourne, et pris une correspondance pour Hobart.
Débarquement, formalités d’usage.
En sortant de l’aéroport, je fus accueilli par un épais rideau de pluie. Le torrent cessa presque instantanément pour dévoiler un soleil radieux, et là, comme par un charme stupéfiant, le plus magnifique des arcs-en-ciel fit son apparition dans le ciel tasmanien. Je souris.
Merci, pensai-je.
Je louai une voiture, et roulai paisiblement jusqu’au Old Woolstore Hôtel, profitant d’un paysage d’une beauté au-delà de mes mots d’occidental. L’atmosphère, la faune, la flore, tout était différent, tout était neuf, tout était déroutant : des montagnes gargantuesques contrastaient avec des falaises vertigineuses sous un ciel concolorement bleu ; des eucalyptus géants, des arbres improbables réchappés miraculeusement de la préhistoire envahissaient une nature sauvage où sautillaient allègrement des wombats et l’eau, une eau pure et gargouillante était partout, s’appropriait tout sous forme de rivières, de ruisseaux, de lacs ou d’étangs.

Arrivé à l’hôtel, je pris possession de ma chambre, prêt à vivre deux semaines intenses.
Elles le furent.
D’excursions nocturnes en randonnées montagnardes, je rencontrai des wallabies et des ornithorynques, l’invraisemblable monotrème (seul mammifère à pondre des œufs), les perruches à ventre orange et bien sûr le diable de Tasmanie, marsupial au caractère effroyable que je me mis immédiatement à adorer.
Je me gavai avidement de dunes et de granits roses, je me gorgeai de plages pures, de forets d’acacias ou de myrtle beeches, de prairies ondulantes et de marécages. Mes yeux buvaient tout, à chaque instant, et mon esprit se comblait de souvenirs immortels.
J’avais faim, tout le temps. Je fis profusion de saumons, de truites et de fruits de mer, de condiments locaux et de fromages du terroir, de vins rouges, blancs ou pétillants, de vinaigres aux herbes et de miel de Leatherwood.
Le plus beau jour de mes vacances, le plus grand moment de ma courte vie fut l’instant où je découvris enfin Wineglass Bay. Je crapahutais depuis des heures dans le parc du Freycinet, parcourant les paradisiaques landes côtières à la recherche d’aigles à gorge blanche et gravissant péniblement les montagnes des Hazards quand elle m’apparut, tel un choc, et je n’eus pas besoin de prier le temps de suspendre son vol car le temps se mit à ne plus exister.
En contrebas, devant moi, loin, très loin, la baie de Wineglass s’offrait comme aucune femme ne s’était jamais offerte à moi, immense baie de sable blanc à la courbe parfaite, ronde, pur croissant de lune aveuglant qu’une eau turquoise baignait et bordait d’une écume cristalline. Au-dessus, des grands fous australs tournoyaient lentement. Quelque chose, un peu plus loin dans la mer tasmanienne attira mon attention. Mon cœur se serra de bonheur : suivant un trajet ancestral et migrant vers le Sud, des baleines à bosse passaient quiètement, et un dauphin jaillit, frappant la surface plane de l’eau de son ventre gris-bleu. Je me mis à rire et je me mis à pleurer. J’étais au Paradis.

Je passais ainsi quinze jours continuellement extasié, perpétuellement halluciné.
J’étais bien. J’étais seul, mais parce que je le voulais. J’étais heureux, je crois.

Puis, l’heure du départ sonna. Pour la première fois de ma vie, j’avais profité pleinement de chaque instant, et au moment de partir, je ne fus pas submergé par un quelconque sentiment de chagrin ou de nostalgie. Pas de remords, pas de regrets. Je n’étais pas spécialement content de rentrer, mais je me sentais revigoré, le cœur gonflé de joie et de liberté. J’étais quelque peu différent. J’avais grandi.

À l’aéroport, j’attendis patiemment le moment d’embarquer assis sur un siège, mon bagage à main posé sur le sol. C’était un sac noir tout ce qu’il y a de plus basique, de plus courant, mais je l’aimais bien.
Un homme d’à peu près mon âge vint s’asseoir à côté de moi, et posa lui aussi son sac à ses pieds. Je regardai le type, et m’aperçus avec amusement que nous nous ressemblions beaucoup : même taille, même couleur de cheveux, même type de visage, même style de vêtements.
- Nous nous connaissons, non ? me demanda l’homme. Je répondis que je ne le pensais pas. Vous êtes français, n’est-ce pas, continua-t-il, je l’ai vu tout de suite. Moi aussi, je suis Français. De Lyon.
Nous nous présentâmes l’un à l’autre, et nous serrâmes la main.
- Vous êtes ici en touriste ? dis-je, pour continuer notre conversation.
- Oh non, je vis ici. Depuis huit ans, maintenant. J’ai une petite société d’import-export qui roule bien. Mais la France me manque parfois, alors j’y retourne de temps en temps, pour le plaisir. Et vous ?
- J’étais ici en touriste. Je rentre à Paris.
- Ha, continua l’homme en s’esclaffant, tout a une fin. Les vacances, c’est bien, mais rien ne vaut un foyer, avec sa famille, ses amis et son travail. Home Sweet Home! Moi, je ne connais plus personne en France. Ici non plus, d’ailleurs ; je vis seul. C’est pour ça que je parle beaucoup, surtout quand je rencontre un compatriote ! Vous êtes sûr que nous ne nous sommes jamais vus ? Il me semble que je vous connais... Je suis très physionomiste, je me rappelle toujours quand j’ai déjà vu quelqu’un, mais je suis toujours incapable de me rappeler quand et où... J’ai des problèmes de mémoire. C’est comme pour mes numéros de compte en banque, et tous mes numéros d’une manière générale : je suis obligé de les marquer dans un petit calepin. Ce n’est pas prudent, je sais, mais que voulez-vous, il faut bien vivre dangereusement, ha ha ha.

Je me demandais si ce type très sympathique et moi allions nous retrouver côte à côte dans l’avion, initiant une amitié naissante, quand l’annonce de l’embarquement retentit d’une voix doucement féminine.
- Ha, dit l’homme en se levant après avoir ramassé son sac, c’est à nous. Vous venez ?
- Je crois que je vais rester ici encore un instant, répondis-je, j’embarquerais en dernier : j’ai envie de profiter de mes vacances jusqu’au tout dernier moment.
L’homme me sourit d’un air entendu, sortit sa carte d’embarquement de la poche avant de son sac, la présenta et embarqua.
Je restai un moment seul, assis, méditant sur les paroles de cet homme. Rien ne vaut un foyer, avec sa famille, ses amis et son travail.
Je n’avais rien de tout cela. Rien ne me retenait en France. Rien ne me forçait à rentrer.
Encore une fois, je fis le compte de ce que j’avais, me penchant sur mon passé, me laissant submerger par mes souvenirs.

Je me souvins alors de mon enfance, la douce et innocente époque de mon enfance quand mon père que j’avais aimé par-dessus tout, mon père qui avait toujours été pour moi une énigme, mon père, toujours un peu sombre, un peu parti, un peu rêveur était encore en vie.
Je me souvins de ces dimanches matin d’été, d’automne ou d’hiver mais toujours pour moi ensoleillés, ces dimanches où, tandis que ma mère et mes sœurs préparaient le petit-déjeuner, je me glissais dans la chambre parentale et me couchais à côté de mon père qui me faisait alors toujours un câlin, me chatouillait, me tirait le nez et les orteils jusqu’à ce que je n’en puisse plus de rire. Assis dans cet aéroport, je me souviens que nous faisions semblant de nous battre, moi j’étais toujours Superman ou Spiderman, et mon père était toujours un méchant mais c’était pour de faux car mon père n’était jamais méchant.
Je me rappelle qu’il me racontait des histoires, à moi, son unique fils, son petit garçon un peu grassouillet, qu’il me lisait des bandes dessinées, des Strange, des Titans, des Rahan, et qu’il transformait sa voix d’un personnage à l’autre. Je me rappelle que je trouvais cela remarquable, même si je ne connaissais pas encore ce mot.
Assis à l’aéroport, je me souviens de cette époque heureuse, quand mon père était en vie et que je ne m’étais pas encore rendu compte que ma propre mère ne m’aimait pas.
Je me souviens que ma mère, à l’époque de mes treize ans, raffolait du feuilleton Dynasty. Les aventures de la famille Carrington la passionnaient plus que tout. Je me revois, rentrant de l’école, m’asseyant à côté d’elle sur le canapé alors que mes sœurs étaient encore au lycée et à l’université et mon père toujours au travail. Là, seul avec ma mère, à côté d’elle mais pas trop près car elle n’aimait pas que je la collât trop, je savourais ce précieux et rare moment où je l’avais rien que pour moi, où elle avait l’air contente, presque heureuse. Je trouvais que ma mère était aussi belle qu’Alexis Carrington. C’était pour ça que vingt-cinq ans plus tard, après qu’elle m’avait appelé pour me souhaiter mon anniversaire, j’avais eu l’idée d’écrire cette saga familiale, pour l’épater un peu, pour la voir sourire, pour l’entendre me dire une fois, rien qu’une fois qu’elle était fière de moi, même si cela n’arriva pas.
À présent, je me rappelle avec émotion le regard de mon père ce jour où, en rentrant de l’école, je le trouvais assis, pleurant sur son lit, le visage entre ses mains et que, bravant l’interdit d’une famille ritale, une famille taiseuse, je lui dis pour la première fois que je l’aimais en lui prenant la main, sa main qui me semblait énorme du haut de mes dix ans. Je vivrais cent ans, mille ans que je me souviendrais toujours du regard de mon père.
À présent, je me souviens de son enterrement. C’était un 20 Juillet, il faisait très chaud, mais pour moi il ne faisait pas beau. Je me souviens que le mot suicide, ce jour-là, n’a été prononcé par personne, mot banni, honni, tabou.
Je me rappelle que j’admirais encore et j’admirerai toujours mon père, même s’il nous avait quitté sans une explication.
Je me souviens que je voulais ressembler à mon père.
Je me souviens que j’aime mon père.

Assis à l’aéroport, je me souviens maintenant de mes années de galère, alors que j’attendais comme un con, sans rien faire, que quelque chose m’arrive. Je me souviens de ce jour où je faillis faire un grand saut dans le vide. Je me souviens de la sonnerie du téléphone. Je me remémore ensuite ma première rencontre avec De La Roche. Je me rappelle ensuite de mon angoisse ridicule avant la sortie du premier tome de Manderbly. Je me souviens de la gloire, de la foule, des flashes des photographes. Je me souviens qu’on m’avait aimé, admiré, respecté.
Bientôt je serai mort, et je me rappelle aussi les insultes et les cruautés.
Je me souviens de tout, de tout.
Mais surtout, surtout, je me souviens d’Isabelle.
Je revois ses yeux, son sourire. J’entends son rire. Je respire l’odeur de ses cheveux. Je vais bientôt être mort et soudain, tout ce que je vois, tout ce que je ressens n’est plus que l’instant où je l’ai perdue sur ce bout de trottoir. Mon cœur se serre, et mes yeux s’embuent.

Une main posée sur mon épaule me tire de mes pensées.
- Monsieur, me dit une charmante hôtesse, c’est le dernier moment pour embarquer.
Je la regarde, lui souris et me lève.
Mais au lieu d’embarquer, je fais demi-tour, sors du terminal et quitte l’aéroport.

J’ai bien le droit à encore une semaine de vacances.

Je monte dans un taxi et donne l’adresse de mon hôtel. Pendant le voyage, j’ouvre mon sac, et je m’aperçois avec stupéfaction, uniquement à cet instant que ce n’est pas le mien.
À l’aéroport, mon voisin de siège, en embarquant, s’est trompé de bagage, emportant mon portefeuille, mon passeport, mon billet, mon argent, et me laissant les siens.
Le destin vient de me jouer son avant-dernier tour.

Il ne reste plus qu’une chambre single au Old Woolstore. Je la prends, y entre, me douche, me couche, m’endors pour ne me réveiller que le lendemain.

Je descends au restaurant prendre mon premier café de la journée. Encore perdu dans mes souvenirs, je ne prête pas attention à la télévision allumée.

Un flash spécial attire cependant mon regard. Il y est question d’une catastrophe aérienne. Je me lève, et m’approche du poste.
Il me semble que le temps se fige à nouveau. J’ai l’impression que l’air, autour de moi, prend soudainement une consistance épaisse et lourde à travers laquelle je me déplace avec peine, comme au ralenti. Ce qui est là, sur l’écran, est tellement gros, tellement invraisemblable, tellement irréel que mon esprit met du temps à se rendre à l’évidence et à croire en la véracité de ce que je vois.

Un avion, en partance de Melbourne et à destination de Paris s’est écrasé à l’atterrissage. Il n’y a aucun survivant.
Avant de rendre l’antenne en promettant d’autres précisions dès que possible, le speaker ajoute que l’auteur des Mystères de Manderbly est au nombre des victimes.

C’est ainsi que j’apprends que je viens de mourir.


1
23 décembre 1933 : Gilberte Montossier, 74 ans, prend le train pour rejoindre ses enfants à Strasbourg et passer les fêtes de Noël avec eux. La vieille dame, peu habituée aux transports ferroviaires, se trompe de quai et part pour Nice. Quelques minutes plus tard, le train qu’elle devait initialement prendre percute à plus de 110km/h l’arrière d’un autre train qui venait de démarrer pour Nancy. L'accident fait plus de 200 morts.

Le 21 mai 1973, Beate et Klaus Langrebe se disputent pour une bête histoire de couleur de papier toilette, juste avant de prendre la voiture pour visiter la tante de Klaus. Beate refuse de venir. Klaus part seul.
Un quart d’heure plus tard, un camion percute violement la voiture côté passager, réduisant le véhicule en miette.

Égypte, décembre 1976. Leila, épouse de Nasser Hafez  apprend que son mari la trompe avec sa sœur. Leila frappe son mari avec une poêle. Nasser tombe et s’assomme contre une table. Leila, paniquée, appelle les secours. Nasser est hospitalisé pour la journée, ses blessures sont sans gravité.
Dans la matinée, un petit avion de ligne s’écrase contre l’usine où travaillait Nasser, juste sur son atelier. La catastrophe fait 31 victimes, dont 19 au sol.

La vie est émaillée de ces petits miracles qui font que, pour des centaines de morts, une existence, une seule est sauvée. Mettons ces prodiges sardoniques sur le compte du hasard, du destin, de la fatalité ou d’une intervention aussi mystérieuse que divine, mais croyons-y parce qu’ils existent ; à présent, je peux vous le dire.

Cela fait maintenant deux semaines que je suis mort. Depuis deux semaines, je vis sous une fausse identité, en attendant sans crainte que l’on s’en aperçoive. Je passe mes journées sur les plages de Wineglass Bay à dormir au soleil, en ne faisant rien d’autre, en ne pensant à rien.
Depuis que je suis mort, je vis sous l’identité de mon bienfaiteur, l’homme qui a malencontreusement échangé son sac avec le mien, l’homme qui a embarqué à ma place, l’homme qui est mort pour moi. Cela fait à présent quinze jours que je profite de la maison de mon sauveur et de son compte en banque. Je sais que cela ne durera pas, mais je m’en fiche. Je suis bien. Je suis libre. Je suis en vie.

J’ai appris, en lisant les nouvelles, que les victimes du crash ont, depuis, été enterrées. Il n’y avait presque rien à mettre en terre mais les obsèques avaient étés belles et émouvantes. J’avais été enterré avec eux sans aucun décorum. Après tout, on ne célèbre pas les plagiaires.
J’ai vu dans un journal français une photo de la cérémonie. La famille des martyres y était  représentée. J’y ai reconnu mes sœurs, et j’y ai reconnu ma mère toute de noir vêtue, pleurant sous sa voilette recouvrant un visage refait, très belle, très Reine du Drame. Je n’ai pas vu De La Roche, mais je m’en fiche. Je n’ai pas vu Isabelle, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’y était pas.

La vie est étrange, n’est-ce pas ? Pas mal faite, pas injuste, juste... étrange. Il y a quelques mois, j’étais prêt à mourir, j’étais prêt à sauter et je l’aurais fait sans peur ni regret. Aujourd’hui, grâce à un Deus Ex Machina improbable, je suis en vie et j’en bénis le ciel. Je goûte chaque seconde de ma vie, j’en jouis intensément, à chaque instant. Je m’y accroche avec rage et je sens, je sais que c’est comme cela que l’on doit vivre et pas autrement : la vie ne doit pas être tiède, elle doit être intense, brûlante, pleine. Nous devons jouir, à chaque moment. Parce que, puisque nous allons mourir, il nous faut vivre.
Aujourd’hui, je n’ai rien d’autre que la vie, ce n’est rien et c’est tout. Je viens d’en découvrir la valeur. Et pour que je le sache, pour que je m’en rende compte, il a fallu que des centaines de personnes meurent. Est-ce cela, le prix d’une vie, le prix de la mienne ? Je ne le sais pas et je ne m’en préoccupe pas, occupé à vivre pour rendre hommage à tous ces gens mort pour moi, à vivre pour eux, à leur place, prêt à vivre dix vies, cent vies, mille vies. Je suis mort, mais je ne me suis jamais senti aussi vivant.

À présent, je suis heureux, simplement. Pleinement. Pour le moment, je me dore au soleil de la baie de Wineglass. Je ne sais pas ce que je ferai dans une heure et je m’en fiche ; je sais que ce sera bien. Je suis enfin prêt pour l’ultime voyage, le grand saut dans le vide qu’est le futur, cet inconnu, cet ami bienveillant.
Je n’ai plus peur.

Plus tard, je vais apprendre que le tome 5 de Manderbly, écrit par un nègre quelconque, va sortir dans l’indifférence la plus totale. Je n’en aurai cure.
Plus tard encore, j’apprendrai avec un sourire fataliste et doucement ironique que les Editions Jean-Daniel publieront les mémoires d’Henri Petitjean, intitulées Ma vérité. Cela ne m’étonnera point.
Nadine Bouvin aussi sera publiée, sous son vrai nom, mais les ventes n’atteindront jamais les chiffres escomptés. Elle retournera bien vite à son anonymat.

Moi, je suis bien. Je me dore au soleil.
Sur la plage, une mère joue avec son enfant. Je les regarde, les yeux emplis d’une joie simple.
Plus loin, une jeune fille joue sur sa guitare Where do the children play de Cat Stevens. Nos regards se croisent. Elle me sourit. Tout à l’heure, j’irai la rejoindre pour parler un peu avec elle.

Peut-être qu’un jour, j’écrirai un livre sur mes aventures. Je dis bien peut-être.
Je verrai bien.
J’ai déjà le titre en tête. Ce sera Mise en abîme, ou Abîme, tout simplement.

Ou Un grand saut dans le vide, je ne suis encore sûr de rien.




FIN