vendredi 11 novembre 2011

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Un jour ou l’autre, nous avons tous entendu dire qu’avant de mourir, juste avant, notre vie tout entière défilait devant nos yeux. Alors que je suis sur le point de disparaître, je peux vous dire que c’est vrai. Je peux en témoigner.
Dans un instant je serai mort, et tout me revient : le coup de téléphone qui, un matin, me sauva la vie, le moment où j’ai signé le contrat qui allait sceller mon malheur, les interviews, les flashes des photographes, les fans en délire, Hollywood, les applaudissements, les fêtes, le champagne, les lettres d’amour, l’amour ; les procès, les lettres anonymes et les lettres d’insultes, les journaux à scandales, l’opprobre ; la foule qui me conspue et me crache dessus, les injures. Le mépris. Les cauchemars. La détresse.
Le regard de mon père.
Le sourire d’Isabelle.
Le jour où Isabelle m’a dit je t’aime pour la première fois.

Le jour où je l’ai perdue.


Tout le monde a quelque chose à dire. Chacun a une histoire à raconter. La mienne est longue et compliquée, sinueuse et torturée.
Elle avait pourtant bien commencé.


1
J’ai toujours eu une haute opinion de moi-même ; j’ai toujours pensé que j’étais sur terre pour laisser une empreinte aussi sûrement que Neil Armstrong a laissé la sienne sur la lune et que, contrairement aux milliards de personnes qui, depuis la nuit des temps, sont nées, ont vécu et sont mortes dans l’indifférence la plus totale, on allait se souvenir de moi et pendant des dizaines d’années, voir pendant des temps séculaires. J’étais le seul à le penser, j’étais seul à ne pas me considérer comme un raté qui n’accomplirait jamais rien mais je le pensais. Je ne savais pas comment j’allais marquer l’histoire mais je le ferais. Je le savais, c’était là, en moi. Il fallait juste que je trouve le moyen.
J’ai tout d’abord voulu devenir acteur : le parfum de gloire et d’admiration qui flottait autour de certaines stars, semblant auréoler leur tempe de lauriers dorés me siérait, pensais-je, à merveille. Mais je m’aperçus très vite que, outre le talent, me manquait la Vocation, cette petite flamme qui anime les comédiens dont beaucoup, au chômage, ne tient que par cette étincelle de désir, de volonté inébranlable. Et je ne voulais pas être un comédien au chômage parmi tant d’autres, trébuchant de galère en frustration ; je voulais être une star adulée ou rien. Donc, je n’étais encore rien.
Je me tournai alors vers la peinture. L’idée d’être exposé dans les galeries et les musées du monde entier, offert aux yeux de connoisseurs ébaubis m’amusait bien. Mais ne sortant d’aucune école d’art et ne possédant aucune technique, je ne savais que faire du talent qui, j’en étais convaincu, m’habitait et ne demandait qu’à s’exprimer, qu’à éclater à la figure d’un monde admiratif et enthousiaste. Je me lançai donc dans le collage ; procédé, croyais-je, assez aisé, et je me mis à créer d’immenses fresques surréalistes où des chameaux et des phoques à tête de serpent côtoyaient des femmes plantureuses auxquelles j’ajoutais des ailes de papillons, et que je faisais évoluer naïadement parmi des planètes et des soleils, le tout issu de magazines divers et variés genre ça m’intéresse, Newlook ou Paris Match. Personnellement, je trouvais cela formidable. J’étais bien le seul.
Maudissant les imbéciles qui n’y connaissaient rien, je remisai rageusement mes ciseaux et jetai les revues, gazettes et journaux que j’avais consciencieusement amassé pendant des mois en fouillant chaque poubelle jaune destinée au recyclage du carton et du papier de mon quartier.
Me trouvant une passion pour le cinéma, je commençai à écrire des scénarii. J’en rédigeai un premier, qui me plaisait bien, racontant l’histoire d’un homme qui revivait toujours la même journée. Puis je vis un film intitulé Un jour sans fin, narrant les péripéties d’un homme qui revivait toujours la même journée. Je jetai donc mon scénario, et consacrai mon temps précieux à un second, l’histoire d’un schizophrène qui, à chaque fois qu’il change d’identité, se transforme également physiquement. Je trouvais l’idée plutôt chiée. C’est à peu près à cette époque que le cinéma de mon quartier projeta Lost Highway de David Lynch, l’histoire d’un schizophrène qui, lors d’une crise, devient littéralement et physiquement quelqu’un d’autre. Je commençais à être un tantinet agacé. J’écrivis enfin les aventures d’un homme qui découvre que ce qu’il vit n’est pas la réalité mais une suite de souvenirs artificiels programmés et implantés dans les cerveaux humains par des machines se servant d’eux comme de combustible. Peu de temps après, Matrix eut un succès phénoménal. J’en pleurai de rage.
À court d’idée et oh combien frustré, j’envisageais d’entrer dans la postérité en assassinant quelqu’un de célèbre. Mais je ne voulais pas marquer les esprits comme un monstre sadique, meurtrier d’une nouvelle Sharon Tate ou d’un quelconque John Lennon, ah non, je voulais que le monde se souvienne de moi comme d’un héros, pire, comme d’un martyr. J’ai alors imaginé tuer Jean-Paul Legroin, homme politique néo-fasciste dont la côte de popularité montait dangereusement dans les sondages. Mais mon envie de le trucider sombra en même temps que ses chances de devenir président suite à des paroles aussi maladroites que malodorantes qu’il tint sur le conflit israélo-palestinien. De plus, je n’avais pas d’arme, et je ne savais comment m’en procurer une, ce qui réglait le problème.

Comme tout le monde, je vieillissais. Étant en échec scolaire parce qu’ayant quitté l’école à dix-sept ans pour vivre ma soi-disante passion d’acteur, je n’avais aucun diplôme, aucune qualification, aucune formation, et je passai inlassablement de boulot minable en job crétin. Je fus tout : égoutier, caissier de fast-food et agent hospitalier, sondeur, ramasseur de balles et vendeur de chichis sur les plages, veilleur de nuit et télévendeur et, d’agences intérimaires en ANPE, de RMI en APL pour HLM crasseux, je vivais, ou plutôt je survivais en attendant que la gloire frappasse à ma porte, irrité par son désobligeant retard et par son manque incompréhensible de discernement.

Ma vie était minable. Je ne possédais rien, j’étais seul. J’avais bien quelques amis, ou plutôt des connaissances qui passaient me voir, de temps à autre, pour partager un joint d’herbe avec moi et que je faisais rire, car non, je n’avais pas que des défauts, j’avais aussi de l’humour. Mais je me rendis vite compte qu’à part mes traits d’esprit somme toute plus aisés à apprécier sous psychotropes, mes copains ne me trouvaient pas beaucoup d’intérêt, préférant, la plupart du temps, rester entre eux sans moi, et ne venant me voir que quand l’ennui les taraudait trop et qu’ils se retrouvaient sans vraiment savoir quoi faire d’autre.
J’arrivais à me faire quelques petites amies, parfois. Que je ne gardais pas longtemps. Elles se lassaient rapidement de partager la vie d’un minable-bon-à-rien-sinon-à-se-plaindre. Les premières fois, j’eu très mal, me retrouvant souvent seul dans le noir, à chialer comme un gosse en écoutant des chansons tristes. Puis je m’habituai, à me faire larguer et à la solitude. Un soir brumé par des vapeurs d’alcool, je failli demander ma main droite en mariage.
Soudain, je me suis trouvé une conscience politique. Soudain, j’avais une furieuse envie de militer, de manifester, de m’investir dans la vie de mon quartier, de ma ville, de mon pays. Je pris ma carte au PS avec le secret espoir de monter les échelons du parti et de peut-être un jour, qui sait, avoir une haute fonction. Très haute. La plus haute possible. Mais les réunions et les débats m’ennuyaient ; je ne comprenais rien à ce qui s’y disait, et personne ne semblait intéressé par mes idées que je trouvais pourtant sublimes de luminosité. De plus, étant frileux, j’eu très vite marre de me lever dès potron-minet pour coller des affiches dans la froidure. Surtout qu’à cette époque, c’était le mois de Février.

Je me rendis petit à petit à l’évidence : je n’intéressais pas les gens. Mes voisins me disaient à grand-peine bonjour, et il m’était difficile de me faire de nouvelles relations. Je voyais bien que les gens ne me sentaient pas. Cela devait venir de mon regard un peu noir. Un peu fuyant.
Même ma famille me fuyait : mes sœurs, lassées de mes prétentions artistiques et de mes airs supérieurs (car, en fin de compte et malgré tout, je me croyais toujours et encore supérieur au commun des mortels), mes sœurs, donc, incapables de faire le distinguo entre un artiste maudit et un artiste raté ne me téléphonaient pas, m’écrivaient encore moins et ne se sentaient pas obligées de m’inviter aux réunions familiales qu’elles organisaient. Je ne le regrettais pas, car j’étais certain de m’y ennuyer.
Ma mère, pour qui j’étais une erreur négligeable, vivait sa vie sans se préoccuper de moi, parcourant l’Europe avec ses amants sans jamais m’envoyer une carte postale. Mon père, quant à lui, mon père que j’aimais par-dessus tout et qui m’aimait plus que tout, mon père était décédé depuis six ans, à une époque de ma vie où j’avais tant besoin de lui, tellement besoin d’un père. Il était décédé en ne me laissant qu’une impression de manque, me laissant, somme toute, comme orphelin.

Continuant d’avancer dans le néant, je venais de passer la trentaine. Je n’avais, me semblait-il, toujours rien fait de mon existence. Il m’était à présent impossible de vivre intensément et de mourir jeune comme je me l’étais promis à quinze ans. Ça aussi, je l’avais raté. J’avais beau me dire que ma vie n’était pas inutile, que le peu que je vivais me servirait un jour où l’autre d’expérience, que j’emmagasinais des bagages qui m’aideraient, tôt ou tard (et à présent plutôt tard) à faire quelque chose de bon, rien n’y faisait : un sentiment d’échec m’emplissait à chaque fois que je pensais à mon passé.
Il m’était encore plus impossible d’imaginer mon futur ; dès que je me projetais n’était-ce qu’une semaine dans l’avenir, un immense mur abstrait de briques noires se dressait devant moi. J’avais peur. J’avais le ventre noué et des palpitations. Je fumais beaucoup.

Je me mis à l’écriture. Dans un ultime espoir, je m’étais pris à rêver devenir le nouveau Flaubert, ou rien. J’écrivis un roman, long et flamboyant, et l’envoyai à douze maisons d’éditions qui me le refusèrent toutes, en des termes choisis mais tout de même frustrants. Puis je voulus devenir le prochain Houellebecq, ou rien : je rédigeai un roman très introspectif et politiquement très incorrect. Il me fut refusé, en des termes courtois.
Fi des éditeurs incultes et imbéciles, je décidai de devenir le nouvel Isaac Asimov, couchant sur le papier une dizaine de nouvelles de science-fiction regroupées en un pavé de 825 pages toutes refusées en des termes qui commençaient à sentir le réchauffé. Mais, contre toute attente, le désespoir et le découragement ne m’atteignaient pas ; je sentais que j’avais trouvé là ma voie, ma véritable vocation, que j’étais un écrivain et que j’allais bientôt être enfin reconnu comme un génie incarné, et rien n’entachait cette certitude.
Je pondis ainsi une demi-douzaine de romans, tous rejetés. Même si j’avais trouvé ma voie, je manquais apparemment de maturité. Ce n’était pas grave, je continuais inlassablement d’écrire.
Au bout de mon huitième refus, je me demandais bien ce qui pouvait faire la différence entre moi et les dizaines d’auteurs publiés annuellement. Souvent, debout dans un rayon de la Fnac, je feuilletais les nouveautés littéraires, les trouvant pour certaines tout au plus très mauvaises, ou pour le moins beaucoup moins bien écrites que ce que j’avais pu produire jusque-là à la sueur de mes aisselles.
Je griffonnai alors un roman cynique, plein d’autodérision et de second degré, que je titrais Je n’aime rien ni personne, suivi de (très près par) ET Je vous emmerde. Enième refus.
Je choisis alors de devenir le nouveau John Kennedy Toole (ou rien), et j’écrivis un pavé plein de flamboyance.
C’était un chef-d’œuvre. Je l’envoyais à six maisons d’éditions, y joignant une lettre poignante signée d’un frère imaginé. En voici la teneur :


Madame, Monsieur,

Je me permets de vous envoyer ce manuscrit que j’ai trouvé à l’état de feuilles volantes, rédigées à la main et regroupées dans un cahier par mon frère mort, qui vient de se suicider.
Je n’attends pas grand-chose de cet envoi, si ce n’est la confirmation de votre part que je ne me trompe pas en qualifiant ce roman de chef-d’œuvre posthume.
J’espère que, tout comme moi, vous serez sensible au désespoir sublime qui éclabousse chaque page.
Mon frère avait du génie, mais, hélas, il n’en était pas convaincu. Puissiez-vous réparer une iniquité profondément injuste en publiant cet ouvrage qui, j’en suis certain, se retrouvera couvert de prix.

Veuillez agréer, Madame, Monsieur, mes sincères salutations.

Eric Bandini.


Trois semaines plus tard, je reçus une demi-douzaine de réponses, à peu près toutes les mêmes. En voilà la substance :


Monsieur ;

Nous avons bien reçu votre manuscrit, enregistré sous la référence n° 2981, et nous vous remercions de la confiance que vous nous témoignez. Malheureusement, votre roman, bien que non dénué d’intérêt, n’a pas enthousiasmé notre comité de lecture.

En vous souhaitant bonne réception de la présente, nous vous prions de croire, Monsieur, à l’expression de nos sentiments dévoués.


Quelle merde ! pensai-je alors. Quoi, rien n’allait y faire ? J’étais donc condamné à ne pas être reconnu de mon vivant, même en faisant semblant d’être mort ?
Écœuré par tant d’aveuglement de la part des éditeurs, je décidai alors d’écrire un best-seller, une bonne grosse daube infâme et dénuée de qualité (car cela aussi, je savais le faire), mais qui se vendrait comme des petits pains, que tout le monde s’arracherait pour lire dans le métro, dans les gares ou sur les plages du monde entier. Il ne me manquait que l’idée de départ. Il me fallait quelque chose de bien vendeur, de très accrocheur et surtout d’ultra-populaire. Mais je ne savais pas quoi. Pour la première fois de ma vie, la fontaine intarissable d’où jaillissaient en glougloutant les idées les plus folles et les meilleures semblait tarie. C’était le désert. Le gouffre obscur et sans fond de la page blanche. Et je commençai alors à désespérer.
C’est alors que le destin, farceur comme pas un, se manifesta enfin et frappa à ma porte, ou plutôt m’appela au téléphone. Je décrochai. C’était ma mère ; elle s’était souvenue que la veille était le jour de mon anniversaire, et elle m’appelait en coup de vent, entre deux trains à destination de Barcelone ou Lausanne. Elle était pressée, aussi ne s’attarda-t-elle pas, et ne me demanda-t-elle pas des nouvelles de ma santé ou de mes desseins ; depuis bien longtemps, elle avait arrêté de me demander quand j’allais me marier ou où en étaient mes projets de cinéma, de peinture ou d’écriture. Elle n’y croyait pas, elle n’y croyait plus, et ne s’en souciait guère.
Elle raccrocha au bout de quarante-cinq secondes qui, je l’avais senti, lui avaient paru interminables.
J’aurai bien aimé qu’elle me parle un peu plus. J’aurais bien aimé entendre un sourire. J’aurais bien aimé qu’elle me dise qu’elle m’aimait, qu’elle était fière de son fils un peu bohème, un peu rêveur mais tellement attachant.

Ma mère, issue de la bourgeoisie bordelaise, fille unique et très tôt orpheline, avait épousé un fils d’immigrés napolitains. Mon père était beau, avait de la prestance. Ma mère voulait considérer sa belle-famille comme sa nouvelle famille, mais elle ne fut pas acceptée. Encore moins quand elle mit au monde une fille, puis une deuxième, alors que toute la famiglia attendait un héritier mâle. Aussi, quand elle apprit qu’elle était enceinte pour la troisième fois, cette fois-ci d’un garçon, elle pensa que ma naissance arrangerait tout, et qu’elle allait enfin être acceptée. Il n’en fut rien. Alors, ma mère, frustrée et certainement malheureuse, déversa son mal-être et son manque d’amour sur moi.
Je l’ai rarement vue me sourire. Je ne me souviens pas avoir été caressé par elle, câliné par elle. Par contre, je me souviens qu’elle me regardait froidement. Je me souviens qu’elle me rabrouait sans cesse. Je me souviens qu’un jour, après que je lui aie rapporté une mauvaise note de l’école, elle me lança d’un air lourd de mépris que décidément, je n’étais vraiment pas intéressant.
Vingt ans après, je me souviens de ces paroles. Allez savoir pourquoi le cerveau enregistre certaines scènes et pas d’autres.

Une fois que ma mère eut raccroché après m’avoir péniblement souhaité mon anniversaire, une idée me vint. Je m’installai derrière mon ordinateur et écrivis une saga familiale, un soap littéraire où se déchiraient les membres d’une riche famille dont l’existence était empoisonnée par de lourds secrets. Sans plus vraiment y croire, j’envoyai l’histoire à sept maisons d’éditions.
Trois mois et cinq refus plus tard, je me sentais nul, sans intérêt. Je venais alors de finir un CDD dans la restauration, et ma dernière copine en date venait de me quitter : elle nous trouvait chiants, moi et mes petits malheurs même pas romanesques.
Pour combler la solitude qui me rongea alors, je téléphonai à mes rares copains, histoire de boire un verre avec eux. J’avais besoin de parler. Ils n’étaient pas libres, ou ne répondirent pas. Je sortis alors me promener un peu ; j’avais envie de voir du monde. En passant devant un bar, j’y vis mes amis attablés, parlant, riant. Apparemment, je ne leur manquais pas. En un éclair je me revis, à six ans, dans cette cour d’école où les autres se moquaient de moi parce que j’étais gros, me traitaient de bébé cadum, de gros lard, de patate, et partaient s’amuser en me laissant tout seul, le cœur lourd, avec mon chagrin de gosse et personne vers qui me tourner. Depuis cette époque, rien n’avait changé pour moi.

Je rentrai, complètement abattu, et décachetai mon courrier du matin.
L’ANPE me signifiait que je n’avais pas droit à de quelconques allocations.
Un sixième éditeur refusait mon dernier roman en des termes courtois.

J’allumai la radio. Elle jouait Five Years, de David Bowie. Je bus rapidement un verre, puis un deuxième. Puis un troisième.
J’ouvris la porte vitrée qui donnait sur mon balcon. Je sortis sur mon balcon. Je montais sur la balustrade de mon balcon qui surplombait une église, huit étages plus bas.
Il y avait un petit vent, mais je n’avais pas froid. Je me suis demandé si c’était vrai que toute notre vie défilait devant nos yeux juste avant notre mort. Je me suis demandé si j’allais m’évanouir avant de toucher le sol, puis j’écartai les bras et commençai à compter jusqu’à cinq.
À trois, le téléphone sonna. Une fois. Puis deux.
Je descendis de la balustrade, rentrai dans mon appartement et m’emparai du combiné.

À l’autre bout, une jeune fille dont je ne saisis pas le nom me signifia que l’éditeur pour lequel elle travaillait était très intéressé par mon roman.

jeudi 10 novembre 2011

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Pour une raison aussi étrange que mystérieuse, le comité de lecture des Editions Jean-Daniel - spécialisées dans le romanesque et le romantisme - avait été enthousiasmé par Les mystères de Manderbly (car tel était le titre de mon roman). Aussi, la jeune fille qui m’appelait (et dont je n’avais  pas saisi le nom) me fixa un rendez-vous quelques jours plus tard avec son directeur, au siège de la société situé quelque part dans le 7ème arrondissement de Paris. Inutile de vous dire que ce fut un choc, mai je vous le dis quand même.
Enfin, j’allais être édité ! Enfin, j’allais être quelqu’un ! Enfin, on allait m’apprécier à ma juste valeur !
Je raccrochai, poussai un hurlement de joie et me mis à pleurer de bonheur. Oubliée, mon envie de mourir ! Effacé, mon désir de me ratatiner lamentablement plusieurs dizaines de mètres plus bas !
J’avais envie de crier ma réussite au monde entier. Je voulais prévenir chaque personne que je connaissais de mon imminent succès mais, échaudé par d’innombrables seaux d’eau froide et sous l’impulsion d’une bête superstition, je me retins. Mais rien ne m’empêcha de rêver, d’extrapoler, de me projeter dans un futur immédiat rempli de succès, de gloire et de fortune. Aussi, allongé sur mon canapé, un quatrième verre à la main, je me vis beau, riche, célèbre, en train de signer une foultitude d’autographes au salon du livre de la Porte de Versailles, en train de me faire photographier par les journaux du monde entier. Je vis les flashes, les caméras, les fêtes, je vis mes nombreux fans m’arrêter dans la rue, émus, la lèvre tremblante, me dire à quel point ils avaient adoré mon roman et me remercier du bonheur que je leur avais procuré. Et je me vis leur répondre modestement que c’était moi qui les remerciais d’avoir aimé mon livre.
Je vis mes amis, ma famille me féliciter avec émotion, me demandant de leur pardonner leur bête cécité, et je leur pardonnai car après tout, ils n’étaient que des humains.
Je me vis ensuite en train de signer l’adaptation de mon livre avec un fameux studio américain, et je me vis en train de recevoir des mains de Robert De Niro et de Meryl Streep en personnes un Oscar du meilleur scénario que j’écrirais prochainement, le pied mis à l’étrier par une notoriété considérable. Avachi sur mon canapé, un cinquième verre à la main, je sombrais, tandis que la gloire me portait aux nues, tandis qu’une foule en délire criait hystériquement mon nom et que des femmes m’hurlaient de les mettre enceintes.

Le lendemain, je m’éveillai avec la gueule de bois, mais heureux. Pour la première fois depuis longtemps je ne me réveillai pas angoissé, taraudé par l’interrogation floue, sombre, invivable qui composait mon avenir, mon devenir.


3
Deux jours plus tard, je me rendis donc à mon rendez-vous aux Editions Jean-Daniel, au 21 de la rue de Fleurette. Contre toutes mes attentes, on ne m’accueillit pas à bras ouverts enthousiasmés, exaltés à l’idée de recevoir là le nouveau Maurice Denuzière, mais on me fit patienter un bon quart d’heure dans la salle d’attente.
Je finis par être reçu. On m’introduisit dans un immense bureau où trônait une gigantesque table en tek. Au bout de la table, tout au bout, quatre personnes, trois hommes et une femme étaient assis dans des fauteuils apparemment aussi confortables qu’imposants.
Dès mon entrée, tous les regards se tournèrent vers moi. Un léger instant de flottement traversa la salle tel un éther tandis que tous me dévisageaient, l’air un tantinet interloqué. Un des hommes se leva et m’accueillit en souriant, se présentant, et présentant ses collègues dans la foulée. Il y avait là un directeur de collections, un président de je-ne-sais-quoi et un rédacteur de je-ne-sais-plus-quoi. Pour tout vous dire, je n’écoutais pas, mon esprit étant totalement accaparé par la seule pensée qui m’obnubilait : le montant de mon avoir.
On me fit asseoir.
- C’est vraiment vous qui avez écrit ce livre ? me demanda l’homme qui m’avait reçu. Je répondis, modestement et par la positive. Tous les quatre se regardèrent.
- C’est ce que nous craignions.
- Pour tout vous dire, M. Bandini, ajouta l’homme qui - j’allais l’apprendre un peu plus tard - était le directeur général des éditions Jean-Daniel, pour tout vous dire nous nous attendions à voir quelqu’un d’autre.
- Quelqu’un d’autre que qui ? demandai-je ingénument.
- Quelqu’un d’autre que vous.
J’avouai ne pas comprendre.
- En fait, commença une troisième personne, en lisant votre roman, nous avons pensé que son auteur était une femme. Le côté... romantique de l’écriture, sans doute.
Je réitérai mes affirmations, soutenant que j’étais bel et bien le seul, l’unique auteur du livre, puis, soudainement taraudé par un doute atroce, je leur demandai s’il s’agissait bien des Mystères de Manderbly dont il était question. Ce fut à eux de me répondre par la positive. J’en fus soulagé.
- Comprenez-nous, M. Bandini, reprit le directeur Machin-Truc, nous souhaitons publier votre livre, après quelques modifications d’usage bien sûr. Mais le publier est une chose, et le vendre en est une autre.
- Oui, intervint un deuxième homme, vous devez savoir que nous avons fait lire votre manuscrit par le service publicitaire, et d’après leur avis, votre livre se vendra mieux si le public pense que l’auteur en est une femme.
Je dois reconnaître, amie lectrice, ami lecteur, que là aussi, je n’écoutais pas non plus ; j’étais resté bloqué sur les mots quelques modifications d’usage. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’ils voulaient dire par-là ; que me fallait-il changer dans mon œuvre qui, je le savais, était parfaite ? Cependant, je pris l’air grave d’une personne concernée par ce qu’elle entendait et hochai consciencieusement la tête.
- Oui oui, absolument, dis-je en me prenant le menton dans la main. Cependant, qu’entendez-vous par quelques modifications d’usage ?
- Heu, hé bien, nous pensons aux quelques anachronismes disséminés par-ci par-là, avança la femme. Il y a aussi quelques passages à réécrire, un ou deux à supprimer, et il faudrait aussi revoir entièrement un des protagonistes. Rien de bien grave, rassurez-vous ; ce n’est que monnaie courante...
Ça y était. J’étais réellement et de plein fouet confronté à la dure loi de la publication littéraire. Je ressentis une certaine frustration à l’idée de changer ne serait-ce qu’une virgule à mon pavé, qui était sorti douloureusement du plus profond de mon âme, de mes tripes, de mes intestins. Demande-t-on à des parents de changer la couleur des yeux de leur enfant ? Non, ils l’aiment comme il est. Même avec un fort strabisme divergent.
- Mais revenons à notre préoccupation principale, lança avec une désinvolture flagrante qui m’outra Machin-truc.
Ouaip, c’est ça, pensais-je ironiquement, le fait de réécrire entièrement mon bouquin, c’est pas important...
- Donc, continua Bidule avec aplomb et si vous êtes d’accord, nous pensons qu’il vaudrait mieux que le public ignore que c’est vous qui avez écrit Les mystères de Manderbly, et lui laisser croire que c’est une femme.
- Exactement, intervint la seule gonzesse présente d’un air pas gêné, nous pensons que les lecteurs potentiels du livre seront plus nombreux s’ils ont le sentiment que son auteur leur ressemble...
Je baissais les yeux sur mes baskets sales, mon vieux jean dépressif, ma chemise trouée à la manche droite et ma barbe de trois jours en me demandant ce qu’ils voulaient dire par-là. Je n’entendais décidément rien à ce qu’ils disaient. Vraiment, les gens de l’édition étaient de bien curieuses personnes.
- Voilà pourquoi, reprit Chose, nous allons littéralement inventer l’écrivain de votre roman, lui créer une identité, un passé. J’imagine que c’est frustrant pour vous d’être, pour ainsi dire, dépossédé de votre travail, mais ne vous inquiétez pas, nous savons ce que nous faisons. Et puis qui sait, si le livre se vend bien (ce que nous espérons), dans quelques années il sera encore temps de rétablir la vérité. Encore une fois, ne vous en faites pas ; nous avons pensé à tout ; nous avons un plan.

Les ordures, pensais-je mélodramatiquement parlant, ils veulent m’enlever mon bébé et le confier à une inconnue !
Ce n’était pas de la frustration que je ressentais, mais de la colère, une rage folle qui sourdrait derrière mes yeux rougis par l’injustice et aussi par la fatigue, car je n’avais pas dormi de la nuit précédente. Je faillis m’inscrire en faux, me rebeller, crier haut et fort au scandale qui frappait là, mais la peur de ne pas être publié m’arrêta. En outre, dans tout ce discours honteux qui avait sali mes jolies oreilles (car j’ai de très jolies oreilles), un groupe de sujets, de verbes et de compléments avait particulièrement attiré mon attention, s’étant inscrit en lettres capitales de couleur rouge et sous la police Times New Roman dans mon esprit vif et alerte : la promesse que la vérité serait, un jour, rétablie. De plus, l’idée de me faire passer pour quelqu’un d’autre, que je trouvais oh combien romanesque, ne me déplaisait finalement pas.
- Très bien, finis-je par lancer d’un air faussement résigné, si vous pensez que c’est le bon choix, je vous suis.
Les gens de Jean-Daniel manifestèrent leur joie à mon approbation.
- Vous avez des questions ? Me demanda Machin.
- Oui, une, répondis-je : quel est le montant de mon avoir ?


4
Ainsi, c’était convenu : Les mystères de Manderbly, saga familiale à base d’argent, de sexe, de chantages et de meurtres serait publié. Mais sous un autre nom que le mien.
Le service publicitaire de Jean-Daniel avait cherché pendant des jours un pseudonyme qui soit à la fois romantique, aristocratique et proche de la ménagère de moins de cinquante ans (car la brave femme ne faisait pas que regarder la télévision, elle lisait aussi des romans à l’eau fortement rosée). Le brainstorming avait été intense, et toute l’équipe avait beaucoup hésité entre plusieurs noms tels que Peyton Sommerfeld ou Olivia Fleming. Et après s’être longuement penchée sur la question, Ils avaient tous fini par tomber sur Madeleine Vanderbilt.
Personnellement, je trouvais le nom un peu ridicule. Dans un élan cynique et pour bien leur faire sentir ma façon de penser, je faillis leur proposer (à la place et pourquoi pas) Vanda de La Holà, Joy Vandepüt ou Val de Fontenay, mais ma timidité légendaire m’en empêcha, à moins que ce ne fût ma lâcheté proverbiale.
Les Editions Jean-Daniel avaient, comme on me l’apprit, tout un plan marketing entourant mon roman : personne ne devait savoir qui était Madeleine Vanderbilt qui préférait se cacher, loin des médias, pour continuer d’écrire en toute tranquillité. Une aura mystérieuse devait entourer sa personne, et il était prévu de divulguer, au compte-goutte, en temps voulu et aux journalistes quelques éléments de sa biographie qui avait été créée de toutes pièces. Aussi devait-on apprendre que Madeleine Vanderbilt était une femme d’une petite quarantaine d’années, mère-célibataire de trois petits enfants, et vivant tranquillement dans sa petite maison à la campagne. Je trouvai tout cela petit, et arguai alors que, comme tout se savait, on allait immanquablement découvrir que c’était moi le véritable géniteur de l’œuvre. On me répondit que tout avait été prévu. Étant donné l’avoir, assez confortable, que l’on m’avait octroyé, je ne demandai pas mon reste.
Comme on me l’avait également signifié, mon roman avait été remanié, tronqué, mais je n’eus rien à faire moi-même : à cette occasion, j’appris que la maison d’édition avait toute une équipe d’écrivards payé pour ça. Ils s’occupèrent donc à ma place de transformer des passages et d’en supprimer d’autres. J’en fus bouleversé et malade, mais je pensai à mon avoir et ne vomis point.
Parmi toutes les parties du texte que les gens de Jean-Daniel voulaient défigurer, un seul, sous mon insistance inébranlable, ne fut changé : la fin du livre. En effet : l’intrigue principale de mon ouvrage (le terrible meurtre de la splendide et richissime Jacklyn Richmond et l’enquête policière qui en découlait) n’était pas résolue dans les dernières pages, et le dernier chapitre des Mystères de Manderbly laissait le lecteur en plein suspense, tandis que le beau policier qui menait l’enquête prenait une balle en plein dans le dos et que le fringuant Perry Woodward, bel et riche quinquagénaire ennemi de Jacklyn Richmond, s’accusait du meurtre en pleine cérémonie de mariage, laissant sa fiancée, la belle et pauvre Lana Moore aux portes de la folie et en plein désarroi. Rien que ça. Dans mes délires égocentriques, j’avais prévu de révéler le nom du meurtrier dans le deuxième tome de ma saga qui, (j’avais tout planifié), devait en compter cinq. Mais cela ne plaisait pas à ma maison d’édition qui tenait absolument à ce que l’enquête soit bouclée et l’identité de l’assassin dévoilée avant le mot FIN. Cependant, je fis preuve de caractère et tins bon, m’insurgeant, serrant mes petits poings et piétinant de rage, arguant les larmes aux yeux que cette fin ouverte était l’âme de mon roman, que personne n’avait osé demander à Margaret Mitchell de finir Autant en emporte le vent, que j’étais prêt à toutes les concessions même les plus infâmantes mais que non, non, non et non vous entendez, personne ne toucherait à ma fin, là. On me fit aimablement remarquer que je n’étais pas Margaret Mitchell, mais on accepta ; après tout, on pensait que Les mystères de Manderbly se vendrait assez pour qu’il y ait au moins une suite.

On me fit signer un contrat qui, même s’il ne fut pas en or était tout de même très argenté, et je dus avaliser un nombre conséquent de clauses, notamment celle stipulant que ni moi, ni qui que ce soit des Editions Jean-Daniel ne devait révéler la vérité sur Madeleine Vanderbilt sans un accord préalable des deux parties sous peine de procès. Emporté par le même élan romanesque qui m’avait fait trouver l’existence de mon faux double assez cocasse, j’acceptai de bonne grâce.
Après la session de signature, nous nous étions tous retrouvés, satisfaits, autour d’un pot campagnard et assez alcoolisé. Je n’en pouvais plus de bonheur, laissant exploser ma joie et ma fierté dans de nombreux éclats de rires, l’œil humide de reconnaissance envers mes bienfaiteurs que je considérais d’ores et déjà comme mes plus fidèles amis, et vidait de nombreux verres. Toutefois, je pensais, ému, à ma famille et à mon entourage, regrettant qu’ils ne fussent pas au courant de ma gloire naissante, puis je visualisai à nouveau mon avoir et cette funeste pensée fut ensevelie sous un tombereau de patience qui m’aiderait à supporter la situation jusqu’à ce que la Vérité jaillisse en pleine lumière.
Enfin, j’avais la preuve que j’étais quelqu’un ! Enfin, j’étais aimé à ma juste valeur !
Voulant le lui entendre dire en personne, je m’approchai de Fernand De La Roche (car tel était le nom du Directeur-Général des Editions Jean-Daniel), et l’air de rien, comme ça en passant, lui demandai ce qu’il pensait vraiment de mon livre, le priant sérieusement d’être honnête et sincère, l’assurant que la vérité aussi laide soit-elle sera toujours plus belle que le plus joli des mensonges. De La Roche passa sa main sur le plat de sa chevelure argentée, tira sur son cigare, avala une gorgée de whisky, planta son regard dans le mien et me dit, avec toute l’assurance que la sagesse confère aux sages :
- Mon cher Bruno, je pense que votre livre est une merde, mais qu’il se vendra comme des petits pains.

mercredi 9 novembre 2011

5 - 6 - 7 - 8 - 9

5
La sortie des Mystères de Manderbly, saga familiale, fut programmée pour la dernière semaine de juin, en prévision des vacances d’été. Personnellement, j’aurais préféré que ma maison d’éditions la réservât pour la rentrée et son cortège de prix littéraires, mais l’on me raisonna ; « Manderbly » était destiné aux plages et aux halls de gares et non pas aux salons parisiens, point. Je me trouvais déçu, mais en même temps ravi de voir à quel point « Jean-Daniel » croyait au potentiel commercial de mon ouvrage, et j’essayais de faire taire la touche d’amertume qui pointait à chaque fois que je me remémorais les paroles de Fernand De La Roche en mettant ces mots maladroits sur le compte de l’alcool qui nous fait dire, parfois, ce que l’on ne pense pas.
Dès la première semaine de juin, une énorme machine publicitaire fut mise en branle. « Jean-Daniel » réserva grand nombre de sucettes Decaux dans toute la France. Pour la circonstance, un message, qui se voulait énigmatique et accrocheur, avait été plaqué en caractère gras sur une splendide affiche naïve et romantique où un couple s’embrassait langoureusement devant une fenêtre à travers laquelle se couchait un soleil flamboyant tandis qu’une main menaçante, armée d’un revolver et aux ongles vernis, sortait par l’entrebâillement d’un placard pour le viser. Le couple, pas le soleil couchant.
Le message était rédigé en ces termes :


Adultère.
Trahison.
Alcoolisme.
Vengeance.
Folie.

Meurtre.

Toutes les familles ont leurs petits secrets.

Les mystères de Manderbly, le roman de votre été.


J’adorais. Je trouvais cette réclame terriblement excitante, au point de demander à l’imprimeur de m’en fournir un exemplaire que j’accrochai, tout fier et exalté, dans ma chambre. Je la contemplais ainsi pendant des heures, le soir en me couchant en même temps que le soleil, m’endormant même à plusieurs reprises dessus.

Toujours dans le cadre d’un merchandising agressif, pas une Fnac, pas un Virgin Mégastore ne se retrouva submergé de dizaines d’exemplaires de mon roman, avec toujours en prime un panneau en carton-pâte reprenant le couple romantique que les libraires devaient poser en tête de gondole. Quelques pages Web avaient aussi été créées, et il suffisait de taper sur un quelconque moteur de recherches les mots Saga, Intrigues, Vengeance, Folie ou Meurtre pour tomber sur le site de Manderbly. De grands encarts publicitaires furent également achetés dans la plupart des revues populaires, de Biba à VSD en passant par Elle ou Voici, et l’on enregistra un spot radiophonique avertissant les auditeurs d’Europe 1 ou de RTL par le truchement d’une voix chaude et virile que « l’été, cette année, allait être plus que torride grâce aux Mystères de Manderbly ».

Inutile, chère lectrice, cher lecteur, de vous dire à quel point tout ceci m’excitait, mais je ne résiste pas à l’envie de vous le narrer : je ne pensais qu’à ça. Pendant toutes les journées qui précédèrent la sortie de mon roman, je pensais Manderbly, je mangeais Manderbly, je déféquais Manderbly et, du matin au soir, j’étais énervé, agité, tendu jusqu’à en pleurer. Je tournais en rond, croyant devenir fou par l’attente. Et plus les jours avançaient, plus les doutes m’assaillaient et plus la peur, cette peur terrible du vide, du néant, de l’échec m’envahissait. Je commençais à être totalement dépressif.
Et pour la première fois depuis très longtemps, je me mis à faire des cauchemars.


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Évidemment, et toujours dans le cadre d’une promotion active, tous les critiques littéraires avaient reçu leur exemplaire de Manderbly, avec lequel était joint un cévé plus que laconique de Madeleine Vanderbilt. À ma grande surprise, les Professionnels détestèrent mon livre, le trouvant pour ainsi dire mal écrit, affligeant et dénué intérêt. Certains d’entre eux parmi les moins justes, allèrent même jusqu’à le renommer Les Munsters de Manderbly. Je trouvais cela un peu fort. Leurs diatribes à l’encontre de mon œuvre, pour le mieux, n’occupaient que quelques lignes assassines au milieu d’un flot d’éloge déversé sur la tête de mes concurrents. Le mépris qui entourait la sortie prochaine de ma saga me coléra au plus haut point ; je trouvais cela inexplicable, mais me rassurai en mettant ces mots haineux sur le compte d’une frustration qui, c’est bien connu, habite la plupart des artistes ratés que sont les critiques. Na.
Ce qui m’irritait également, était le manque de curiosité des médias pour le mystère entourant Madeleine Vanderbilt. Apparemment, tout le monde se foutait de savoir qui était cette bonne femme qui venait d’écrire une daube infâme et qui, pour être publiée, avait dû sucer pas mal, et bien. Je m’en offusquais, moi qui n’avais jamais léché un seul cul de toute ma vie et m’en faisait une gloire personnelle.

Pendant ce temps, le Jour J approchait à grands pas. La sortie des Mystères de Manderbly était imminente. Je me mis à compter les jours, puis les heures, avec une fébrilité de plus en plus grandissante.
La veille de la sortie en librairie de mon roman, après avoir cherché le sommeil pendant des heures, je rêvai que les imprimeurs avaient fait une terrible erreur, livrant des centaines de pavés entièrement vierges.


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Or, le jour J, l’heure H et l’instant I arrivèrent. On ne peut plus anxieux, je m’étais levé de bonne heure et, avalant café-clope sur café-clope, je me tordais furieusement les mains en attendant un coup de fil des Editions Jean-Daniel m’informant des premiers chiffres de ventes. Je ne cessais de tourner en rond. L’angoisse et le doute  me taraudaient. Je crus perdre l’esprit.
Soudain, je repensai à ce jour où, perché sur mon balcon, j’avais failli m’enlever l’existence en m’écrasant au sol, et je regrettai de ne pas l’avoir fait. Après tout, qu’est-ce qu’un raté comme moi pouvait attendre du tout petit coup de chance qui lui était tombé dessus ? Pas grand-chose, en fait. Soudain, seul dans ma cuisine, la raison me quitta et je me mis à délirer grave, et la fatale persuasion que rien de bon ne m’arriverait jamais, ce monstrueux sentiment que ma minable petite vie ne méritait pas d’être vécue me tordit l’estomac et emplit mes veines de glace, comme le sucre du même nom recouvre d’un voile blanc un bol de fraises gâtées. Sur le moment, et si je n’avais pas été au bord du suicide, j’aurais volontiers noté cette phrase que je trouvais fort belle pour m’en servir dans un prochain roman mais l’aquoibonisme irrémédiable qui me faisait douter de mon génie, cet immobilisme triomphal de toute idée concrète m’ôta, comme les glaces homonymes.
Mes pensées, mes mots avaient-ils encore une queue, une tête ?
Etais-je en train de devenir insane ?

En fin de journée, alors que le téléphone n’avait point sonné et après avoir bu un nombre improbable de café et un chiffre encore plus effroyable de vodka ; après m’être métastasé continuellement les bronches à grands renforts de Gauloises Blondes (car je métastasai Français, moi Môsieur) ; après avoir vécu tour à tour les cinq étapes précédant la mort (soit le déni, la colère, la négociation, la dépression et l’acceptation) ; après avoir traversé tout le spectre de l’aliénation mentale de la douce folie au delirium tremens ; après avoir ris bêtement, pleuré, bavé, chantonné tout nu dans ma cuisine A Perfect Day de Lou Reed en regardant amoureusement la bouteille de Zubrowska que je serrais tendrement dans mes bras en beuglant régulièrement mais pourquoi ne m’appellent-ils donc pââââs, je m’aperçus avec une surprise subtilement teintée d’amusement que mon téléphone était mal raccroché. Que peut-on être bête, parfois.
Je le raccrochai correctement, et attendis avec Suspens, un vieil ami à moi.
Je n’eus pas à attendre longtemps.
Une sonnerie retentit presque immédiatement, me dégrisant par là même à la vitesse de la lumière.
La douce voix chaleureuse de mon bon vieil ami Fernand De La Roche (qui ne tenait pas l’alcool) se fit entendre :
- Bandini, espèce de crétin, j’essaie de vous avoir depuis des heures !
Flatté par tant d’attention, je lui demandai placidement ce qui me valait cette heureuse surprise.
- Nous avons les chiffres, répondit De La Roche, et ils sont excellents !
- Excellents comment ? m’enquis-je.
- Ils sont au-dessus de nos espérances, mon cher Bruno. Vous êtes assis ?
- Oui, affirmai-je, avachi sur le plancher de ma chambre.
- Sachez, mon cher, que votre roman est en passe de devenir le best-seller de l’été. C’est un succès absolu, mon ami.


8
Fernand De La Roche n’avait pas menti : Les mystères de Manderbly était un succès absolu. Il se retrouva presque immédiatement en tête des ventes.
Pour la première fois depuis longtemps, j’étais heureux, même si, sous l’emprise d’une obscure superstition, je n’arrivais pas à goûter pleinement le bonheur qui s’offrait à moi, craignant un quelconque retour de bâton. L’expérience de la vie, sans doute.

Les Editions Jean-Daniel, quant à elles, étaient aux anges. Fernand De La Roche m’adorait, me considérant comme son nouveau fils et c’était les bras ouverts, les yeux pétillants et le cigare aux lèvres lippues qu’il me recevait. J’étais son chouchou, son écrivain-phare, son petit protégé, et lors d’une conversation et tout à fait anodinement, il m’invita à prendre quelques jours de vacances avant de m’atteler au deuxième tome de Manderbly car, le fer étant encore chaud, il fallait le battre. Ce même jour, on me fit signer un nouveau contrat enrichi de quelques clauses m’engageant à écrire entre trois et cinq tomes de la saga (suivant le succès) au rythme d’un tous les neuf mois et m’accordant un pourcentage sur les ventes assez conséquent. Sur ce, on me donna un chèque au montant obscène vu le taux actuel du SMIC. Je ne me plaignis pas.
Et maintenant que la mort s’approche lentement de moi, je me revois, fier, ému, en train de parapher chaque page de notre pacte avec le joli Mont-Blanc que De La Roche venait de m’offrir.


9
Malgré les critiques, malgré la concurrence et malgré mon indécrottable pessimisme, le livre continua tout l’été à se vendre très bien. De mieux en mieux. De plus en plus. Les lecteurs, de surcroît l’adoraient, et le bouche-à-oreille amplifiait le succès de jour en jour, emportant tout sur son passage comme un tsunami de papier. Les mystères de Manderbly se vendaient véritablement comme des petits pains et inondait les gares, les halls d’aéroport et les plages, comme les crèmes solaires inondaient les dos pelés des vacanciers. Petit à petit, le succès de librairie se transforma en best-seller, et avec la sortie imminente du livre à l’étranger, le délire ne faisait que commencer.
Moi, je buvais du petit-lait, et pas que cela. Le mood était à la festivité. Je me sentais grisé par ce triomphe, même s’il ne m’appartenait pas vraiment, même si je ne pouvais pas le revendiquer. Je déambulais dans les rues avec, accroché aux lèvres, le sourire mystérieux de celui qui savait mais ne pouvait rien dire. Si ce n’était la clause spécifique du contrat que j’avais signé, ç’aurait été avec délectation que j’aurais crié, aussi bien à mes amis qu’à ma boulangère éberluée en passant par le conducteur de bus de la ligne 92 que je prenais régulièrement : hé, vous savez quoi, Madeleine Vanderbilt, hé bin c’est moi ! Mais hélas, je ne le pouvais pas.
Les journaux, quant à eux soudainement intrigués par ce succès, s’emparèrent de l’affaire et en firent leur une à une fréquence quelque peu indécente (mais en cet été, il fallait reconnaître que l’actualité était assez pauvre). Les médias commencèrent également à s’intéresser de très près à la mystérieuse Madeleine Vanderbilt, et à se demander qui se cachait derrière ce pseudonyme car c’en était un, à n’en point douter.
Inutile de préciser aussi, mais je vais tout de même le faire, que chez « Jean-Daniel », c’était la folie. On m'encensait. On m’adulait.
Mon banquier aussi avait commencé à m’adorer, et son sourire se faisait plus large à mon arrivée au fur et à mesure que l’argent rentrait, et il rentrait. Pour la première fois de ma vie j’avais le train de vie que je méritais, et je n’avais plus à choisir, le quinze du mois, entre une sortie et un vêtement neuf. À présent, je sortais tous les soirs dans des vêtements neufs.

Chacun parlait de Manderbly. Pas un jour ne passait sans que l’on n’analysât, expliquât le succès. Manderbly était le dernier sujet de conversation à la mode dans les salons et les dîners et, qu’on l’aimât ou le détestât, il fallait en avoir une opinion. Les chansonniers en firent même des sketches.
Le buzz enfla. Le best-seller se transforma en phénomène de société.
Et ce fut le début de mes ennuis.

mardi 8 novembre 2011

10 - 11 - 12 - 13

10
La situation était sidérante : les librairies étaient littéralement prises d’assaut par une foule avide de meurtres, d’argent, de sexe et de trahison. Les exemplaires des Mystères de Manderbly s’arrachaient littéralement. Plus le temps passait, et plus les rotatives des imprimeurs tournaient à un régime de plus en plus soutenu.
Tout le monde lisait mon roman. À ma grande surprise, les lecteurs étaient furieusement passionnés par les aventures rocambolesques de la famille Woodward. Chacun avait son opinion sur l’identité du meurtrier de la splendide et richissime Jacklyn Richmond, et les blogs traitant du sujet, s’abandonnant aux théories les plus folles, inondaient la toile.
Les éditions lancèrent un concours avec, à la clé, un voyage merveilleux en Caroline du Sud (là où se déroulait l’intrigue du livre) pour celui ou celle qui démasquerait l’assassin.
De nombreux produits dérivés furent créés, du jeu vidéo Manderbly (une sorte de Cluedo en plus élaboré) aux draps de lit, en passant par les mugs, les T-shirts « I killed Jacklyn », les parfums et même une bande originale (!).
Les médias continuaient à s’interroger avec insistance sur l’identité de Madeleine Vanderbilt (car à ce stade, mon éditeur n’avait encore rien révélé à ce sujet), laissant libre cours aux hypothèses les plus folles. Ainsi, les rumeurs les plus farfelues naquirent et firent le tour des rédactions, des salons de coiffures et des rares cours d’immeubles encore gardées par des concierges. Ainsi, dans un tourbillon aussi irrationnel qu’irréaliste, une foultitude de nom circula. Tour à tour, il sembla que l’écrivain des Mystères de Manderbly fut Nicolas Fargues, puis Marc Lévy, Bernard Werber, un nègre de Paul-loup Sulitzer, Paul-Loup Sulitzer himself, Anna Gavalda ou encore Gonzague Saint-bris, Dan Brown ou Danièle Steele. Puis la machine continua à s’emballer pour sortir des noms aussi surprenants que Karl Lagerfeld (!), Jackie Stallone (!!), Andrée Sarkozy (mère de) ou Pierre Sarkozy (fils de). Puis ce fut au tour du nom de la fille du propriétaire de la brasserie Lipp de sortir du chapeau surréaliste des rumeurs, de celui d’un SDF et de Paris Hilton pour finir de tomber dans l’absurde et le n’importe quoi avec la fille cachée de Claude François, la princesse Charlotte de Monaco ou encore Lourdes Ciccone. Tout le monde savait qui était Madeleine Vanderbilt, tout le monde le savait car l’avait appris d’un ami d’un ami d’un ami de l’éditeur, tout le monde le disait à tout le monde en faisant promettre de ne le dire à personne.
Ce fut quand un torchon scandaleux (dont je tairai le nom pour ne pas faire de publicité à Closer) promit à ses lecteurs une prime à celui qui apporterait, preuve à l’appui, le nom de l’écrivain, que Jean-Daniel décida de faire quelque chose.


11
Pour mettre fin aux spéculations et pour calmer les esprits, mon éditeur mit en route la première partie du plan qui avait été préparé. Il était temps.
Je tenais un rôle important dans la combine, voire même le premier, et mes talents de comédien furent mis à contribution. En effet : par un coup de baguette magique, je devins l’attaché de presse de Madeleine Vanderbilt (après tout, qui mieux que moi la connaissait), et je fus chargé en son nom de répondre aux questions des journalistes.
Dans ce dessein, on me prépara longuement : je fus d’abord transformé physiquement, recoiffé, rasé, peelé, orthodonté puis déshabillé, rhabillé, relooké. On me briefa ensuite intensément, m’apprenant ce que je devais dire et ne pas dire, et je dus connaître par cœur un nombre aberrant de réponses toutes faites avec obligation de citer le titre du roman tous les trois mots ou à peu près. J’avoue que cela me plaisait. Je me pris au jeu avec jubilation.
Alors, et dans le cadre d’un plan marketing toujours aussi irréprochable, je courus de plateau télés en émissions people, envoyé spécial et porte-parole de l’écrivain mystère qui défrayait la chronique. Vingt fois, cent fois je dus certifier que Madeleine Vanderbilt n’était pas quelqu’un de célèbre et certainement pas l’un des noms qui circulaient dans le tout-Paris, que OUI, je l’avais déjà rencontrée et que NON, je ne pouvais pas révéler son identité. Et c’est à la place de Madeleine Vanderbilt que je recueillais les critiques de Manderbly, me retrouvant chez Poivre d’Arvor, chez Guillaume Durand et Michel Field ou encore sur le plateau de Thierry Ardisson (qui me demanda si Madeleine suçait bien) ou de Laurent Ruquier (où Eric Naulleau déclara avoir trouvé le livre navrant de platitude tandis qu’Eric Zemmour le trouva symptomatique d’une époque médiocre où tout était tiré par le bas par une génération gavée d’insipidités américaines, prenez par exemple le Rape).
Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette situation. Je trouvais tout cela délicieusement amusant, souriant à l’idée de me faire passer pour mon propre attaché de presse. S’ils savaient qu’ils ont en face d’eux le véritable auteur de l’œuvre! pensais-je régulièrement, un sourire en coin sur les plateaux télés face aux critiques acerbes.

Mon éditeur était très content de moi. Il faut dire que je jouais mon rôle à la perfection, emporté, une fois de plus, par la cocasserie romanesque du jeu. De plus, les gens commençaient à me reconnaître dans la rue comme celui qui travaillait pour Madeleine Vanderbilt et savait qui c’était, ce qui ne me déplaisait pas. Je signais alors mes premiers autographes avec délectation. Il m’était jouissif d’être reconnu pour un livre que je n’avais pas écrit alors que je l’avais bel et bien écrit. Je me sentais important.
Mes amis se mirent à m’appeler. Ma famille me félicita d’avoir enfin trouvé un emploi stable.
La vie était belle. Plus que belle, elle était magnifique.

Tandis que je m’apprêtais à écrire le deuxième tome de ma saga, Les mystères de Manderbly fut traduit et distribué à l’étranger. De l’Anglais au Mandarin en passant par le Russe ou le Suédois, pas une langue ne fut épargnée. Le succès continua de s’accroître jusqu’au délire autant que le buzz, et pas un pays ne fut sauvé de La folie Vanderbilt. Je ne sais comment j’arrivais à garder la tête froide ; mon immense modestie devait y être pour quelque chose.

Or, un matin, tandis que je sortais pour m’acheter des cigarettes, je tombai nez à nez avec une publicité pour un journal trash placardé à l’entrée de mon buraliste. Je m’arrêtai brusquement, sidéré par ce que je voyais. Je n’en croyais pas mes jolis yeux bruns.

« Madeleine Vanderbilt, c’est moi », proclamait sur l’affiche un parfait inconnu, tandis que le journal promettait une entrevue exclusive de l’auteur enfin sorti de l’obscurité en page 12.

12
Il s’appelait Henri Petitjean, il avait le même âge que moi, il était blond aux yeux bleus. Il posait, en dandy et effectivement en page 12 assis dans un Chesterfield une cigarette à la main, et il certifiait haut et fort qu’il était bel et bien Madeleine Vanderbilt, que c’était lui qui avait écrit le best-seller de l’année et personne d’autre. S’ensuivait un long article dans lequel il expliquait qu’il avait décidé de sortir de l’ombre par respect pour ses nombreux lecteurs, et que la somme, assez conséquente, que le torchon infâme qui l’interviewait lui avait accordé contre l’exclusivité de ses révélations, n’avait rien à voir dans sa décision.
J’étais vert. Je me ruai sur l’article, le dévorant en rongeant mon frein, et plus j’avançais dans ma lecture et plus la colère, plus la panique s’emparait de moi et bouillait dans mes veines. J’étais éberlué par tant d’audace, scandalisé par un tel acte de piraterie, et je suais à grosses gouttes et à l’idée que ce sale petit enculé puisse s’emparer de mon succès et puisse accaparer l’attention que je recherchais depuis tant d’années.
Totalement flippé, je me précipitai sur mon téléphone, appelai Fernand De la Roche, lui demandai s’il était au courant (il l’était), et déversai mon angoisse et ma fureur en une longue litanie quasi-incohérente au cours de laquelle explosa mon incompréhension et mon indignation, mon envie de me battre et ma volonté de ne pas me laisser faire, mon désir de coller au cul foireux de ce sale petit con le procès du siècle, le vouant aux gémonies, lui promettant une vie à côté de laquelle l’enfer le plus cruel serait un paradis potache, voulant le crucifier en place publique, l’écorcher, le tondre, le castrer chimiquement, le gifler devant tout le monde, lui faire appeler sa mère et lui niquer sa race, lui enfoncer mes pouces dans ses orbites oculaires, lui arracher la langue avec les dents et que sais-je encore.
De La Roche tenta de me calmer. D’une voix douce et posée, il m’enjoignit de garder mon sang-froid. Je rétorquai qu’il m’était difficile de rester serein devant tant d’iniquité et, les larmes aux yeux et la voix tremblante, j’épanchai ma douleur au creux de son épaule par combiné interposé. Je sentis bien, par son ton, que je l’avais ému, et il m’assura que ce n’était rien, que cela pouvait arriver, que les Editions Jean-Daniel allaient publier dans l’heure un démenti formel et que toute cette affaire ne serait, finalement, qu’un feu de paille. J’étais loin de partager sa foi mais finis par raccrocher rasséréné.

Un démenti fut donc publié. Mais il n’arrêta pas l’odieux personnage intitulé Henri Petitjean dans sa volonté de nuire, de me nuire à moi, Bruno Bandini.
L’affreux bonhomme continuait de se faire mousser dans les médias, jurant à qui voulait le publier et le lire que ce démenti n’était qu’une mascarade. Il fut injustement invité à la télévision, chez Morandini ou Ardisson (qui lui demanda s’il suçait bien) où il continua son imposture sans vergogne, fréquentant même les soirées pipoles au bras de starlettes décolorées issues de niaiseries téléréelles. Je serrais les dents et les poings, piétinais de rage, impuissant devant une telle avanie. Jean-Daniel et moi avions beau faire, avions beau dire, rien n’entachait l’assurance du coquin qui, à coups d’entrevues exclusives, commençait à se faire un très joli bas de laine.

Une nuit, je rêvai que, me regardant dans un miroir, c’était le reflet de Petitjean que j’apercevais. Je me réveillai en criant.

C’est alors que le ciel, dans son infinie bonté, me fit un signe. Dans un premier temps, je l’en remerciai, ému devant tant de bienfaisance. Mais je ne tardai pas, à mon grand désarroi, à me rendre compte que ce signe était en réalité un énorme doigt d’honneur.



13
Or donc, Henri Petitjean, petit escroc au sourire carnassier, aux yeux de fouine et au gros nez de surcroît avait usurpé mon identité, s’était emparé de mon œuvre pour la faire sienne et était devenu la coqueluche des mass-médias. Rien ne semblait pouvoir stopper son ascension au Panthéon de la gloire et de la malveillance, surtout qu’en ces temps 3W.com, tout allait très vite. C’est alors que, comme je viens de l’écrire, le ciel me vint en aide, et força le forban à confesser le forfait.
Effectivement : suivant le concept Warholien des quinze minutes de gloire universelle, Petitjean, soudain, ne fit plus la couv’ des journaux. Non. Il se retrouva subitement remplacé par une certaine Francine Moileux.

Bon sang, me direz-vous, mais qui est donc cette Francine Moineux ? Je vous ferai d’abord remarquer que c’est Moileux avec un l, et non un n. La chose n’a pas son importance, mais quand même, essayez d’être attentif à ce que vous lisez ; la tension étant quasi-paroxysmique, ce n’est pas le moment de vous relâcher.

Donc, la susnommée Francine Moileux qui faisait tout à coup la une de la presse, revendiquait elle aussi la maternité de mon livre, mais d’une toute autre manière, et plus odieuse, que celle employée par Petitjean : cette Francine (que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam) attaquait Jean-Daniel, Madeleine Vanderbilt et Henri Petitjean pour vol et plagiat. Petitjean, craignant la justice, s’était rétracté et avait avoué le mensonge, se retrouvant hors de procès et retombant instantanément dans l’oubli médiatique.

Tout cela, je ne l’appris pas tout de suite : j’avais, sous l’insistance de ce cher Fernand De La Roche pris quelques jours de vacances, et je m’étais isolé dans une vieille maison coupée de tout en plein Finistère où, je dois l’avouer, je me faisais royalement chier.
Je voulais me ressourcer, faire le point sur moi-même et revenir aux vraies valeurs (la nature, le silence, le temps suspendu, tout ça) avant de reprendre la vie trépidante et Parisienne et d’attaquer la rédaction du tome 2 de ma chère saga. Aussi, j’avais loué une bicoque, et je m’y étais rendu avec une dizaine de livres, mon iPod gavé d’albums de J.J. Cale et quelques vêtements de rechange.
Là, loin de l’agitation de la ville, sans télé, sans radio, sans journaux et sans téléphone sans fil je me promenais, de longues minutes durant, seul avec moi-même parmi les ruines de Trévarez, tandis qu’au loin montait la plainte fascinante d’un troupeau de moutons bêlants.
Le deuxième jour, je gagnai à vélo le bourg le plus proche et m’achetai un journal. Je m’attablai dans le troquet du coin, commandai un café (un double, avec un p’tit verre d’eau), et j’ouvris mon Libé. La nouvelle d’un procès pour plagiat me sauta aux yeux avec la vivacité d’une nymphomane récemment libérée d’une longue peine de prison sautant au paf d’un militaire en goguette. J’avalai de travers, toussai, m’essuyai les lèvres, payai, sortis, remontai sur mon vélo et regagnai ma masure.
Je devais absolument appeler Fernand, mon Fernand, lui qui trouvait toujours les mots pour me consoler et m’apaiser (sauf quand il avait bu), lui qui était et allait être une fois de plus, je le savais, de mon côté.
Je fouillai mon sac de sport à la recherche de mon portable, le trouvai et l’allumai.

Maintenant que j’y pense, que le passé me semble simple !

Je composai le numéro personnel de Fernand, mon bon Fernand, impatient d’entendre sa voix calme et rassurante. Il décrocha immédiatement.
- Espèce de salopard de fils de pute, me dit-il en substance, dès que je t’ai vu, j’ai su que je devais me méfier de toi !
À ces mots loin d’être veloutés, je lui fis part de ma surprise.
- Ne joue pas au con avec moi, sale petit enfoiré, rétorqua-t-il, je sais que ce n’est pas toi qui as écrit Manderbly ! Je vais te défoncer la gueule, espèce de gros connard, je vais ruiner ta pauvre vie de merde ! 

lundi 7 novembre 2011

14 - 15 - 16 - 17

14
Je rentrai à Paris ventre à terre pour me rendre immédiatement aux Editions Jean-Daniel. Un conseil de guerre m’attendait de pied ferme, les bras croisés et l’œil mauvais. Le président, le directeur, le président-directeur-général, le responsable de la collection, ils étaient venus ils étaient tous là entourés d’un bataillon d’avocats. Il fallut presque maîtriser De La Roche pour qu’il ne m’éventre pas avec le délicat coupe-papier en ivoire posé négligemment sur son bureau, mais rien ne l’empêcha de me traiter de jolis noms d’oiseaux tous plus colorés les uns que les autres.
Je n’entendais rien à cette affaire, et leur fis part de ma surprise. On m’expliqua :
Une - donc - dénommée Francine Moileux jurait sur ce qu’elle avait de plus précieux être l’auteur de Manderbly. Elle avançait qu’un jour, dans le métro, un sinistre individu lui avait volé son sac et par la même occasion son argent, ses clés, son carnet de chèques, et une clé USB contenant les trois-cent soixante-sept pages des Mystères de Manderbly qu’elle avait écrites en suant sang et eau. Elle affirmait que l’auteur du délit avait changé quelques noms et transformé la fin, mais qu’à part ces détails, les deux livres étaient identiques. Son mari, ses parents, ses amies, sa coiffeuse, tout le monde confirmait ses propos.
- Avouez la vérité dès maintenant, Bandini, me proposa De La Roche avec toute la patience qu’il avait pu retrouver, dites la vérité et nous ne porterons pas plainte...
- Vous n’aurez qu’à rendre l’argent que vous avez touché, ajouta un avocat qui ne s’était même pas présenté, et l’affaire en restera là ; nous nous occuperons du reste.
Je me dressai contre ces odieux pyrrhonismes. Emu aux larmes comme un écolier passant en conseil de discipline pour une faute qu’il n’a pas commise, j’assurai Jean-Daniel de ma bonne foi, enjoignant la compagnie à ne pas croire ces calomnies, jurai sur ma vie, sur ma tête, sur la tombe de Shakespeare que j’étais le seul et unique créateur de mon œuvre. J’arguai qu’il serait facile de confondre la vilaine, et je les suppliai tandis que ma voix se brisait par l’émotion de me croire et de me faire confiance.
Une atmosphère de dubitation s’installa dans la pièce. On me regarda, on se regarda, et l’affaire, pour le moment, en resta là. On me conseilla, néanmoins, de prendre mon propre avocat.
Ce que je fis.
Maître Verdier du barreau de Paris accepta de me défendre, et m’assura que l’affaire n’irait jamais jusqu’au procès. Je faillis lui baiser les pieds, qu’il avait petits mais très bien chaussés.
Après être entré en contact avec mon éditeur, ce brave Verdier (dont les honoraires étaient tout de même assez élevés) demanda une enquête judiciaire. Alors, tandis que je procurai la date, preuve à l’appui, du dépôt de mon œuvre à la SGDL (qui est l’équivalent littéraire de la SACD ou de l’INPI, cela va sans dire), la Moileux dut attester ses allégations, mais ne le put.
Tout ce que la poufiasse pouvait montrer, c’était le texte de mon livre, entièrement rédigé sous la forme de document Word avec, de-ci de-là, quelques noms propres modifiés par rapport à ma version, la seule, l’unique, l’authentique.
De plus, la fin de son roman, totalement inepte, semblait indiquer que le meurtrier de la splendide et richissime Kathleen Beaumont (car tel était le nom, ridicule, de son héroïne) n’était autre que le palefrenier alors que celui-ci, au fil des pages, avait un alibi absolument inattaquable.
Un juge, ne faisant que son travail mais le faisant bien, jugea que les arguments de la Moileux étaient sans fondement, et rejeta sa plainte.
Je poussai un grand ouf de soulagement, et félicitai chaleureusement Maître Verdier.

Pour fêter la victoire de la vérité sur l’ivraie, mon éditeur organisa une petite fête. De La Roche me présenta ses plus plates excuses, et je les acceptai.
Mais quelque chose venait de se briser. La confiance que j’avais accordée à Jean-Daniel se trouvait entachée par le souvenir douloureux de leurs accusations et de leurs doutes.
À partir de ce jour, plus rien ne fut comme avant.


15
Tout était rentré dans l’ordre. Pour un court temps. Car la plainte déposée par Francine Moileux ne fut que la première d’une longue liste ; le succès, telle une médaille dorée, a son revers, et il n’est pas brillant. Je ne tardais pas à m’en apercevoir.
Plusieurs associations anti-racistes ouvrirent le bal ; dans mon roman, l’un des protagonistes principaux parmi les plus méchants était afro-américain, et l’on cria haut et fort que mon livre donnait une mauvaise image de la communauté noire, me traitant de raciste et de xénophobe, alors que dans mon esprit d’homme bon, juste, ouvert et tolérant, un noir pouvait être aussi con que n’importe quel blanc.
Puis les associations lesbiennes, gays, bis et trans se dirent scandalisées par l’image négative que je donnais de leurs communautés par le biais de Bruce Baxton, assistant du procureur ouvertement homosexuel et prêt à toutes les bassesses pour détruire la famille Woodward. Je ne savais pas si je devais en rire ou en pleurer, et en tant qu’attaché de presse de Madeleine Vanderbilt, je dus me justifier à sa place, jurant qu’elle était ouverte et tolérante et que pour elle, un gay pouvait être aussi bête et méchant qu’un hétéro.
Dans un tourbillon se transformant petit à petit en tornade de Force 5, ce fut au tour des Alcooliques Anonymes de traîner Madeleine Vanderbilt en justice, outrés de la mauvaise image qu’elle donnait des ivrognes par l’intermédiaire d’Ava Woodward, sœur du héros et poivrote notoire en constant échec de réhabilitation. Je choisis d’en rire.
Les premières plaintes de la mairie de Sunset Beach (riante cité côtière des Youéssés où j’avais planté l’action de ma saga) arrivèrent ensuite : les Sunset Beachois étaient outrés par l’image négative, que je donnais de leur jolie petite ville. À ce stade, les larmes commençaient à me monter aux yeux.
Les associations parentales ne tardèrent pas non plus à se manifester, horrifiées par les nombreuses pages remplies de sexe, de stupre et de luxure, demandant l’interdiction pure et simple de mon livre. Le Prozac m’aida à tenir bon.
Le tour des associations pro-vie vint alors. Ecœurée par Afton Woodward (fille aînée de Perry Woodward et ayant avorté car n’étant pas certaine de la paternité de l’enfant qu’elle portait), la joviale compagnie des Laissez-les vivre manifesta des jours entier au siège des Editions Jean-Daniel, brandissant hystériquement des crucifix, badigeonnant furieusement les murs extérieurs de l’immeuble de faux sang et de fœtus bidons. Jean-Daniel, tout d’abord ravi de tant de publicité gratuite, commençait à s’en trouver contrit. Quant à Maître Verdier, il se commanda une piscine et une véranda.
Si l’on compte, de plus, les deux procès pour atteinte à la vie privée qui venait d’arriver (une milliardaire et un jet-setteur s’étaient reconnus dans mon livre et demandaient une somme astronomique en guise de dédommagement alors que je n’avais jamais entendu parler d’eux) et la grogne montante des lecteurs voulant connaître la suite et soupçonnant Madeleine Vanderbilt de ne pas savoir elle-même qui avait assassiné Jacklyn Richmond, vous imaginez, chers lecteurs, dans quel état je commençai la rédaction du tome 2.
Mais je fis le vide, et m’attelai à la tâche. Ayant, comme je l’ai déjà écrit plus haut, fait un plan précis de mon récit, je savais parfaitement où j’allais, et la rédaction de la suite du « roman de l’été » fût bouclée en trois semaines intenses, mais prolifiques.

Les mystères de Manderbly 2 : Retour à Sunset Beach sortit pour les vacances de Février.
Ce fut, la aussi, un succès prodigieux.


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La sortie du tome 2 donna lieu, une fois de plus, à des scènes hallucinantes d’hystérie collective.
Jean-Daniel, pour préserver jusqu’au bout l’identité du meurtrier, avait veillé à ce que le livre soit distribué simultanément dans tous les pays. Les millions d’exemplaires sortirent des imprimeries du monde entier le même jour et furent acheminés par camions, par trains, bateaux et avions jusqu’aux lieux de vente sous bonne garde. Pour éviter à des personnes malveillantes de révéler le nom de l’assassin sur le net et mettre prématurément fin au suspens, le tome fut vendu sous blister en plastique et les critiques, mécontents, n’eurent pas droit à leur exemplaire.
Le public se rua en masses dans les « Temples De La Consommation » qui vendaient le roman. Le jour J, les fans transis firent la queue dès minuit devant les librairies du monde entier. Dès les levers de rideaux de fer, ce ne furent que bousculades, ruades, hurlements, tirages de cheveux et coups de pied dans les tibias. Il y eut plusieurs blessés. Des gens s’évanouissaient. Une caissière, qui n’allait pas assez vite, fut giflée. Un magasin qui n’avait pas commandé assez d’exemplaires pour tout le monde fut incendié. Les Editions Jean-Daniel furent submergées de nouvelles plaintes, mais n’en avaient cure : l’argent gagné avec ce nouveau tome couvraient plusieurs millions de fois les frais de justice.
Personnellement, je trouvai l’engouement porté à Manderbly totalement dingue. Madeleine Vanderbilt atteignait le statut d’icône sacralisée et je vous assure, chers amis, qu’à ce moment-là, si elle avait créé sa propre secte, elle aurait été le nouveau messie.
J’étais ravi par ce nouveau triomphe mais, encore une fois, je ne pus goûter pleinement à mon bonheur : le pseudonyme derrière lequel j’étais dissimulé et qui s’arrogeait mon travail commençait à me peser. Je commençais à haïr Madeleine Vanderbilt. De plus, l’attitude qu’avait eue mon éditeur à l’occasion du « procès Moileux » me rendait le succès amer.

Cela dit, non seulement le tome 2 s’arrachait mais, de plus, les lecteurs l’adoraient. La joie de découvrir enfin l’identité du meurtrier de la belle Jacklyn Richmond (contre toute attente, c’était le majordome) leur fit pousser de grands cris d’allégresse. Ils étaient positivement ravis, enchantés, émerveillés. J’en fus très fier. D’autant plus que l’histoire était relancée par de nouveaux rebondissements qui mèneraient mes fans jusqu’à un troisième tome. Jugez-en : Perry Woodward, héros positif de ma saga et qui, rappelez-vous, s’était accusé du meurtre en plein autel, Perry Woodward, pensant que l’assassin n’était autre que son alcoolique mais non moins sympathique sœur et voulant par cette action la protéger, Perry Woodward, donc, se retrouvait malencontreusement dans un coma à durée indéterminée suite à la tentative d’assassinat orchestré par le méchant majordome sur sa personne. La pauvre Lana Moore, fiancée malchanceuse de Perry, se trouvait encore une fois fort déconfite tandis qu’Afton Woodward, fille aînée du héros persuadée que sa mère disparue mystérieusement vingt ans auparavant avait été assassinée, se promettait de venger sa mort. Quant à Blade, le fils aîné de Perry, il venait d’engager un procès contre son ex-épouse, l’évanescente Chanel pour obtenir la garde de leur fils Jason. Nous nagions, une fois de plus, en plein drame. Le public adorait.

Moi, je reprenais le chemin des studios et des interviews, toujours au nom et à la place de Madeleine Vanderbilt. L’hystérie médiatique autour de sa personne ne retombait pas, bien au contraire. Plus que jamais, la foule voulait connaître l’auteur secret, voulait pouvoir la toucher, même du bout du rêve. Je fus donc chargé par mon éditeur de livrer en pâture les quelques éléments qui avait été inventés et faisaient de mon faux double un être de chair et de sang, et je livrai à une foule heureuse quelques secrets sur l’auteur de Manderbly, avouant par exemple son sexe, son âge, son admirable simplicité qui lui faisait acheter elle-même sa baguette de pain, lui donnant ainsi le corps et la personnalité qui faisaient dire au lecteur lambda, paraphrasant Flaubert : Madeleine Vanderbilt, c’est moi. Même si c’était moi.
La folle farandole  des autographes reprit à un rythme exponentiel, au point que mon éditeur dut engager des chômeurs en fin de droit pour parapher à ma place les centaines de demandes de signatures que le facteur déposait journellement au 21 de la rue de Fleurette. Ils eurent aussi à répondre aux nombreuses sollicitations des fans inondant régulièrement le site ouèbe www.manderbly.com de leurs questions sur la vie de leur autrice favorite ou sur le devenir des héros, fans souffrant mille morts à l’idée que la pauvre Lana Moore ne connaisse donc jamais le bonheur, fans anxieux à l’idée qu’Ashton Woodward n’apprenne jamais la vérité sur sa mère. La machine était bien huilée, et rien ne semblait devoir la gripper.

Un grain de sable, cependant, fit son apparition, annonciateur d’une tempête du désert à côté de laquelle les guerres Bushiennes allaient ressembler à une partie de campagne où tout n’est que jeux et ris.


17
Pour moi, ce matin-là, tout allait pour le mieux, autant que faire se peut. Je m’étais éveillé frais comme la rosée dans la chambre de l’appartement que je m’étais offert avec une partie des bénéfices que les impôts avaient bien voulu me laisser ce qui était encore beaucoup.
Après quelques exercices d’étirements (Levez, baissez, levez, baissez ; à présent, l’autre paupière), je me fumais mon premier café-clope de la journée en ouvrant mon courrier.
Quelques factures.
Une proposition d’abonnement au Nouvel Observateur.
L’Association des Artistes Handicapés Peignant avec les Pieds me sollicitant pour un don.
L’annonce fracassante et sensationnelle d’une société quelconque me félicitant d’avoir (presque) gagné 100 000 € (ou une voiture) (à condition de renvoyer un bon de commande dûment rempli).
Bref, rien de vraiment folichon.

Cependant, parmi tout ce fatras destiné à la poubelle jaune et tandis que j’avais une pensée émue pour tous les arbres abattus quotidiennement, une enveloppe attira particulièrement mon attention.
Mon nom et mon adresse y avaient été conçus avec des mots et des lettres en papier. J’eus une autre pensée émue, cette fois-ci pour les jeunes artistes qui, comme moi fut un temps, avaient une prédilection pour les découpages, et je ne m’étonnai pas de recevoir une lettre anonyme ; après tout, le succès de Madeleine Vanderbilt avait attisé pas mal de jalousie, et la pauvre femme, via les Editions Jean-Daniel, était régulièrement abreuvée de missives insultantes et mal orthographiées.
Mais, et cela me troubla dès que je m’en rendis compte, la lettre n’était pas destinée à cette brave Madeleine mais à moi, Bruno Bandini, et non pas au 21 de la rue de Fleurette, mais à ma nouvelle adresse.
Interloqué, je décachetai l’enveloppe. Et c’est avec effroi que j’en lus le contenu, rédigé à peu près comme ceci :



Était jointe à l’ignominie une photocopie du contrat que j’avais signé avec mon éditeur.
Je sentais mon sang se glacer à la vitesse d’un lévrier au galop. Je levai les yeux au ciel et suppliai, rageant, pleurant, tapant du poing sur ma jolie table neuve de chez Roche-Bobois, m’interrogeant sur ce que j’avais bien pu faire pour mériter ça, pour que cela m’arrive à moi, me demandant quelle était ma faute pour être puni de la sorte et subir une telle indignité.
Vraiment, la vie me semblait bien injuste.
Encore une fois, je me revis, debout sur mon balcon. Une fois de plus, je regrettai de ne pas avoir plongé.
Je sautai sur mon téléphone et appelai Maître Verdier, avocat à la cour de Paris pour lui faire part du ciel qui venait de me tomber sur la tête. Il m’intima de me calmer et d’appeler mon éditeur et la police malgré mes plus vives protestations. Mais, confiant, je m’exécutai.
Une heure plus tard, Verdier, De La Roche et plusieurs policiers en tenue ou en civil se retrouvaient chez moi, tentant de me consoler comme ils le pouvaient. Verdier fit promettre aux policiers la plus grande discrétion et une confidentialité absolue. De La Roche passa plusieurs coups de téléphone pour s’assurer que pareille lettre n’avait pas atterri chez Jean-Daniel. Pour ma part, j’étais assis sur mon beau canapé neuf de chez Roberto Ventura, la tête entre les mains.
- Nous vous assurons, me dit un policier en me mettant la main sur l’épaule, que nous prenons les affaires de chantage très au sérieux, Monsieur Vanderlard.
Je levai des yeux atterrés sur cet imbécile même pas fichu de prononcer mon pseudonyme correctement.
- Oui, Monsieur Debillois, renchérit un autre crétin bleu, nous ferons le maximum pour arrêter votre corbeau avant qu’il ne vous nuise.
Ainsi fut fait. Mon téléphone se retrouva mis sur écoute, et l’on  m’adjoint deux lieutenants chargés de me suivre en permanence et aussi discrètement que possible.

Cette nuit-là, je ne trouvai pas le sommeil. Je me tournai et me retournai dans mon futon tout neuf, en vain ; l’angoisse me taraudait trop. Je restai allongé dans l’obscurité, les yeux fixant les ombres du dehors dansant au plafond que je venais de faire repeindre en écoutant du Janis Joplin en boucle sur ma platine Bang et Olufsen.
Je réfléchissais à ma vie. Qui, surgi de mon passé, pouvait bien m’en vouloir au point de me faire cible d’un odieux chantage ? Qui pouvait me haïr, moi, la personne la plus affable que je connaissais ? Et surtout, qu’avais-je fait pour mériter un tel sort ? Je me mis à pleurer sur le mien, le bras couvrant mes yeux rougis, mon corps rongé par l’angoisse et secoué de sanglots.
Seul dans ma chambre vide, j’extrapolais alors sur mon futur que je voyais détruit, piétiné, réduit en cendres par la cruauté du monde et la méchanceté gratuite alors que tout ce que je voulais c’était que l’on m’aimât pour ce que j’étais, quelqu’un de bien, finalement, merde, quelqu’un de bon, de juste, de loyal.
Je sanglotai de plus belle, abattu par tant d’injustice tandis que Janis hurlait son Kozmic Blues à s’en péter la durite.

Le lendemain, je me levai tant bien que mal, les joues piquantes, les yeux cernés de toutes parts et une haleine à faire fuir une hyène scatophage. Je m’apprêtais à me faire un café dans ma cafetière Cona flambant neuve quand le téléphone sonna.
Ainsi, la fatalité a décidé de ne pas me laisser un instant de paix, pensai-je en soupirant. Quelle mauvaise nouvelle s’annonçait encore là ? Quel terrible coup du sort allait encore fondre sur ma pauvre petite personne ?
Ô, cruel destin, pensai-je encore, ne peux-tu pas t’acharner un peu sur quelqu’un d’autre ? N’as-tu pas d’autres cibles à cribler de tes flèches assassines ? Mais bordel, que faut-il que je fasse pour avoir enfin la paix que je mérite ?
Jurant comme un sauvage, je décrochai le combiné d’une main moite.
- Bandini ? Ici Verdier.
- Allez-y, Maître, soufflai-je, ne me ménagez pas et ne me cachez rien. De quelles horribles dépêches vous faites-vous le messager ?
- Heu, en fait, je vous appelle pour vous dire que votre maître chanteur a été retrouvé.
En un éclair, une foule d’images atroces s’imposèrent dans mon esprit fiévreux. Je savais ce que mon avocat voulait m’apprendre, je le sentais : mon corbeau avait été retrouvé mort, assassiné chez lui et, j’en étais sûr, tous les indices convergeaient vers moi. Je me vis, les menottes aux poignets, tout penaud, assis dans un tribunal entre deux policiers, condamné à vie pour un crime que je n’avais pas commis, clamant mon innocence tandis que les huissiers s’emparaient de mes biens et que ma chère famille en mourrait de chagrin.
Et si j’en faisais une pièce ?, me dis-je, incongrûment titillé par ma muse.
- Il se trouve, continua Verdier, que votre corbeau est l’une des secrétaires de votre éditeur. Il a été assez facile de remonter jusqu’à elle. Elle a été arrêtée, et elle a avoué.
- Déjà ? m’enquis-je.
- Déjà.
-…
-…
- C’est tout ?
- C’est tout.
Ô joie, ô délice ! pensai-je alors. Il existe donc bel et bien un Dieu bienveillant quelque part ! Que la vie était belle ! Qu’avais-je été stupide de m’inquiéter pour rien !
Je promis de brûler un cierge, et remerciai chaudement mon brillant avocat, le couvrant d’éloge et de lauriers. Il fit son modeste, me dit qu’il ne faisait que son travail et raccrocha vite car il devait voir les plans de sa nouvelle maison de campagne avec son architecte.
Je criai un youpi enjoué. Le soleil se levait, dardant ses rayons bienfaisants sur mon visage allègre. J’eus envie de sortir, de voir du monde, de profiter de cette journée qui s’annonçait des plus belles, riche de promesse de félicité, de gaieté et de rires.
Je pris à peine le temps d’enfiler un vieux jogging, attrapai mes clés et dévalai les escaliers pour me retrouver dans la rue, MA rue, l’une des plus jolies qui soient. Je décidai qu’aujourd’hui, rien n’entacherait mon bonheur, qu’aucune mauvaise pensée ne viendrait troubler la paix que je connaissais.
Tout à ma joie, je ne vis pas, caché derrière une poubelle jaune sur le trottoir d’en face, le paparazzo qui me mitraillait avec son appareil.

Six jours plus tard, je faisais la une d’un périodique à scandales.
« Madeleine Vanderbilt, c’est lui », titrait le magazine.