8
C’était une catastrophe : en quelques instants, le travail de plusieurs mois se retrouvait gâché, réduit à néant. Le suspens du troisième tome était éventé, l’identité du presque assassin de Raven Havenwood divulguée, les interrogations émaillant le dernier chapitre toutes éclaircies et l’histoire du quatrième volet se retrouvait dévoilée, dénudée, exhibée sur la place publique dans ses moindres détails. Bien évidemment, des milliers de personnes s’étaient connectées sur le site et l’information, en quelques clics, avaient fait le tour du monde, de blogs en pages Web.
Bien que la mort ne m’eût pas encore touché, je me retrouvai dans un état de décomposition assez avancé. J’étais malade, vert de rage, fou de colère, je tournais dans mon salon la tête entre les mains, houspillant le ciel et ses saints, reniant Dieu, la justice et la vérité, hurlant, brisant quelques meubles et pas mal de bibelots en éructant quelques grossièretés que je ne me savais pas capable de prononcer, fût-ce à mi-voix.
Je ne savais que faire de cohérent. Je me décidai, dans un éclat de lucidité, à appeler Verdier ; mais le brave homme, épuisé par son métier de pourfendeur de l’injustice était en vacances à Saint Bart. Décidément, le sort, cette ignoble immondice, s’acharnait sur moi avec plaisir.
Je téléphonai dans la foulée à De La Roche. Il était bien évidemment au courant de la catastrophe, et il me demanda de le rejoindre aux Editions Jean-Daniel. Ce que je fis.
La maison était en ébullition : toute l’équipe ou presque était sur le pied de guerre, le téléphone n’arrêtait pas de sonner, des secrétaires talonnées de haut couraient dans les couloirs, la mèche folle, le front suant et des papiers à la main, les avocats et le service de publicité se concertaient activement pour décider de la marche à suivre. Je n’avais jamais vu une telle activité au 12, rue de Fleurette, et sans la colère et la peine qui me rongeaient, j’aurais certainement trouvé très amusant ce ballet d’abeilles furieuses.
De La Roche m’accueillit froidement. Je lus dans son regard qu’il me tenait, d’une manière ou d’une autre, pour responsable de ce désastre, comme de tous les maux accablants la Terre et les hommes. Il me haïssait. Je devais être responsable. Il était prêt à me juger, à me déclarer coupable, à me condamner à la peine capitale et à me tronçonner lui-même la tête avec jubilation et une lame fortement émoussée.
- Bandini, me dit-il avec toute la chaleur d’un glaçon plongé dans un verre d’azote liquide, nous avons un problème.
- Et comment ! lançai-je, les larmes aux yeux et la voix chevrotante. Qui a fait cela, Fernand, encore une de vos assistantes ? Mais vous ne pouvez donc pas vous entourer une bonne fois pour toute d’honnêtes gens ? Mais vous ne travaillez donc qu’avec des fumiers prêts à tout ? Vous voulez ma mort, ajoutai-je dans un élan de désespoir, c’est ça, hein ? Hein ? Vous voulez que je tombe malade, c’est ça ? Mais qu’est-ce que je vous ai fait pour que vous me pourrissiez la vie à ce point ? Qu’ai-je fait pour que vous vous acharniez sur moi comme ça ? Mais dites-le, Fernand, percez l’abcès une bonne fois pour toutes et n’en parlons plus !
- L’heure est grave, Bandini, nous n’avons pas de temps pour vos délires nombrilistes. De plus, rien ne prouve que la mèche a été vendue par quelqu’un de la maison.
- Mais vous allez voir que dans cinq minutes ça va être de ma faute ! Je le savais, éructai-je en bavant, je savais que vous alliez me faire porter le chapeau ! Je ne me laisserai pas faire, assurai-je alors à De La Roche en tapant du doigt sur son bureau, je me battrai jusqu’au bout !
- Bandini, vous allez arrêter de déconner, oui ? Mais ma parole, vous avez autant de sang-froid qu’une fillette ! Nous sommes dans le même bateau vous et nous, ne l’oubliez pas. Et c’est ensemble que nous devons faire quelque chose pour éviter au navire de sombrer. Ce n’est vraiment pas le moment de tomber dans l’hystérie, mon p’tit pote.
Je respirai un bon coup, et comptai jusqu’à cinq.
- Très bien, dis-je alors, ayant recouvré un peu de calme et de dignité. C’est vrai, il faut faire quelque chose. Nous devons attaquer le site Internet, le faire interdire et interdire tous ceux qui ont relayé l’information. Nous devons...
- Cela n’empêchera rien, me coupa De La Roche, le mal est fait : Le texte du tome 4 a été dévoilé. Nous porterons plainte, mais cela ne nous fera pas revenir en arrière. Nous avons déjà dépensé une fortune en publicité, nous ne pouvons pas nous permettre un échec commercial.
- Que proposez-vous ? lui demandai-je, en m’affalant plus qu’en m’asseyant sur le fauteuil placé en face de lui.
- C’est très simple. Nous allons dire que le texte qui circule est un faux. Et vous allez tout réécrire, différemment.
Je restai interdit, sidéré par ce que je venais d’entendre. Aucun son ne put sortir de ma bouche bée, tandis qu’un ange passait en nageant lentement, ses jolies petites fesses à l’air, dans l’atmosphère de plomb qui baignait le bureau.
- Vous plaisantez, lançai-je, ayant retrouvé l’usage de la parole et du même coup mon subtil et légendaire à-propos.
- Absolument pas, répondit De La Roche avec assurance. C’est la seule chose à faire. Vous devez vous remettre au travail et changer les grandes lignes du livre, ainsi que les intrigues principales. Nous allons retarder la sortie de quelques semaines, mais il n’y a pas de temps à perdre. Il faut absolument que vous...
- Non.
J’avais parlé avec détermination.
- Qu’est-ce que vous dites ?
- Il est hors de question que je réécrive ne serait-ce qu’une ligne du livre. J’y ai passé des mois. Ça suffit.
- C’est la seule chose à faire, Bandini. Soyez raisonnable.
- J’ai dit non, De La Roche. J’en ai assez d’être raisonnable.
- Mais vous n’avez pas le choix ! Je vous rappelle que vous avez signé un contrat.
- Je devais vous fournir un quatrième volet, c’est ce que j’ai fait. Je me fiche du reste. J’en ai assez. Je suis fatigué. J’en ai définitivement fini avec Manderbly.
- C’est une question d’argent ? Vous voulez encore une rallonge ?
- Je ne veux rien de ce que vous pourriez me proposer. Je ne réécrirai rien du tout, débrouillez-vous.
Je ne sais si ce fut le ton inflexible avec lequel je m’étais exprimé, mais je vis que De La Roche sut que j’étais on ne peut plus sérieux.
- Décidément, vous n’êtes qu’un minable, Bandini, un petit mec. Vous n’êtes rien d’autre.
- C’est possible. Mais un minable petit mec que vous allez éditer, c’est inscrit dans le contrat que vous m’avez fait signer. Aussi, ajoutai-je en me levant, je vais prendre quelques jours de vacances et, à mon retour, j’écrirai un livre, un vrai celui-ci, et vous le publierez. Le reste n’a aucune espèce d’importance à mes yeux.
Je quittai la pièce, non sans avoir, une dernière fois, échangé un regard haineux avec De La Roche.
J’étais fatigué, physiquement, nerveusement.
J’étais vidé.
Mais je me sentais libre.
7
Je ne réécrivis donc pas une ligne. Les éditions Jean-Daniel m’auraient supplié, menacé que rien n’y aurait fait. J’étais las de tout. J’éprouvais le besoin de changer de vie, de changer tout pour enfin essayer d’être moi-même, même si je ne savais pas encore qui j’étais. Il fallait que je me trouve. Et je voulais que les choses changent, s’arrangent. J’aurais bien aimé revenir en arrière pour tout refaire, en mieux, en bien. J’éprouvais le besoin de vivre vraiment, de vivre enfin, plus que jamais.
De son côté, mon éditeur, évidemment, porta plainte pour vol contre le site Internet qui avait divulgué les secrets de Manderbly. Le coupable fut retrouvé : et ce fut avec une stupéfaction qui me liquéfia sur place que j’appris que l’auteur du crime n’était autre que le fils de Michelle Peltier, ma contrôleuse fiscale : le jeune hooligan, en faisant mine de m’installer l’antivirus, s’était en réalité infiltré dans mon ordinateur à l’aide d’un cheval de Troie ou autre système barbare bien connu des net-bandits.
Ainsi, c’était moi la source de cette catastrophe. C’était moi qui avais introduit le loup dans la bergerie. En l’apprenant, mortifié, j’aurais volontiers rétréci pour me cacher dans un trou de vers dans le plancher jusqu’au jugement dernier où là, je sortirais une oreille discrète dans l’espoir de ne pas trop me faire disputer par le Bon Dieu, même si j’étais plus que jamais persuadé de son non-existence.
Mais après coup, je décidai encore une fois de prendre les choses avec philosophie. Même si je ne croyais pas au destin, même si je ne pensais pas que notre vie est écrite à l’avance, il fallait que je me rende à l’évidence : tout ce que j’entreprenais était voué à l’échec et à la catastrophe. Une histoire de Karma, certainement, et j’abandonnai l’idée de savoir quelles vilenies j’avais bien pu commettre dans une vie antérieure pour être ainsi puni dans chacune de mes actions, et je décidai d’en rire plutôt qu’en pleurer une bonne fois pour toutes. Je décidai de copiner avec la fatalité, de m’en faire une amie plutôt qu’une ennemie, de la dompter, de l’apprivoiser sans jamais rien lui demander. J’allais avoir du travail sur la planche.
6
Les Editions Jean-Daniel se chargèrent seules de la réécriture du tome 4 de Manderbly. Je ne sais où De La Roche trouva un tâcheron pour le faire, mais il le trouva. Le résultat, bien sûr, était plus que bancal ; il avait fallu au gâte-papier revoir les événements dans leurs totalités, réinventer de nouvelles histoires et trouver un autre coupable dans l’affaire du presque-assassinat de Raven Havenwood. L’histoire ne se tenait pas vraiment, les péripéties étaient insignifiantes et le style approximatif.
Le livre sortit enfin, et les ventes furent à la hauteur du résultat : catastrophique. Le public détesta le dénouement des intrigues du tome précédent, et n’apprécia pas l’histoire du quatrième tome. Les lecteurs, déçus, se tournèrent vers d’autres livres, achetèrent les dernières nouveautés, plus intéressantes, plus palpitantes. La saga des Woodward était sur le point de mourir, et elle ne mourrait pas de sa belle mort. Et s’il est vrai que les auteurs ne sont pas maîtres de leurs écrits, s’il est vrai que les romans prennent vie, alors Manderbly avait décidé de ne pas mourir seul et d’entraîner son créateur dans sa chute.
5
La chute fut assez rapide, mais tout de même assez longue pour que je m’en rende compte.
À peine l’avant-dernier volet de la saga sorti, un procès pour plagiat fut engagé contre Madeleine Vanderbilt et contre les Editions Jean-Daniel. Ce n’était pas le premier, mais celui-ci revêtait un caractère particulier : il était fondé.
En effet : le petit scribouillard que De La Roche avait trouvé pour écrire le livre à ma place ne s’était pas embarrassé de scrupule, et avait pompé la plupart de son texte dans celui, existant déjà, qu’un obscur inconnu avait envoyé à l’éditeur dans l’espoir d’être publié. Le manuscrit, qui profitait du succès d’alors de ma saga et en était médiocrement inspiré, avait été refusé. Et alors qu’il était sur le point d’être détruit, l’écrivard employé par De La Roche s’en était emparé et en avait recopié des pages entières, changeant seulement les noms. À la sortie du livre, l’auteur du manuscrit pompé s’en aperçut et, preuve à l’appui, se rendit chez un avocat qui ne fit que son travail et porta plainte, donc, pour plagiat.
Les médias, qui ne parlaient plus de Madeleine Vanderbilt que pour gloser sur son effondrement prochain en firent leurs feuilles de choux gras.
La pauvre Nadine Bouvin, plongée malgré elle dans la dure loi du copyright se retrouvait à présent et à son tour la cible des quolibets, des critiques et des railleries. Elle était harcelée par les journalistes et les fans qui la huait, la conspuait. Et la brave femme craqua comme une chip sous la dent d’un adolescent boutonneux et affamé.
- Je n’en peux plus, sanglotait-elle face à De La Roche en tordant un mouchoir trempé entre ses mains tremblantes dans le bureau de l’éditeur, les gens n’arrêtent pas de m’insulter, les gens, à la télévision, n’arrêtent pas de se moquer de moi ! C’est trop, Monsieur, je ne le supporte pas, je n’ai pas signé pour ça !
De La Roche attendit patiemment que la pauvre femme trompetât bruyamment dans son linge humide et tenta de la calmer, lui assurant que tout cela n’était pas bien grave, qu’ils trouveraient une solution et que les choses se tasseraient d’elles-mêmes dans peu de temps.
Mais Nadine Bouvin, inhabituée à un tel revers de médaille et de fortune, atterrée par le revirement insoutenable de ses fans qui, l’acclamant hier la honnissaient aujourd’hui, Nadine Bouvin tomba dans une dépression aussi profonde que nerveuse. Et le désespoir étant souvent mauvais conseiller, la pauvre Nadine prit une malheureuse décision.
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Dépêche AFP, Jeudi, 15h50
Madeleine Vanderbilt, de son vrai nom Nadine Bouvin, écrivain de la saga « Les mystères de Manderbly », vient de révéler qu’elle n’avait jamais écrit une seule ligne de la série de livre. Mme Bouvin a ajouté avoir été payée par la maison d’édition pour endosser l’identité du véritable auteur, Bruno Bandini, et qu’elle n’est donc nullement responsable du plagiat pour lequel les Editions Jean-Daniel et elle se voient poursuivies.
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