mercredi 2 novembre 2011

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12
Après tout, la vie valait peut-être la peine d’être vécue. Bien sûr, j’avais perdu mon seul et véritable amour, mais étais-je le seul dans ce cas ? N’était-ce pas notre lot à tous ? D’ailleurs, valait-il mieux n’avoir jamais connu l’amour que l’avoir eu et perdu ? La souffrance était-elle moins grande, ou simplement différente ?
Il me semblait qu’à présent, je prenais les choses avec un peu plus de philosophie. J’étais moins tourné vers ma petite personne. Je changeais, à moins que je vieillisse, qui savait ? Et même si j’étais encore sous le coup de mon malheur, même si Isabelle accaparait encore mon esprit autant que mes gestes quotidiens, je savais, je sentais que je me relevais. Vraiment, j’allais mieux.
En pleine rédaction du dixième chapitre, je pris un instant pour faire le point, me tourner vers mon passé et faire le compte de ce que j’avais accompli, de ce que je possédais et ne possédais point.
Professionnellement, ce n’était pas vraiment ça : un travail frustrant, un éditeur qui me haïssait... Mais l’espoir d’être un jour finalement reconnu pour ce que j’étais ne me quittait, lui, décidément pas.
Etait-ce une illusion ?
Personnellement, ce n’était pas mieux ; trente-sept ans, célibataire, sans enfants (enfin, pas à ma connaissance), pas d’amis, deux sœurs et une mère méprisantes.
Un total ratage ?
Qu’avais-je, alors ?
J’avais de l’argent, certes. Beaucoup. Assez pour prendre immédiatement une retraite en or. Mais j’aurais tout donné pour être quelqu’un d’autre que l’ombre de Madeleine Vanderbilt, quelqu’un d’autre que moi car même si j’allais mieux, même avec un titanesque ego (qui commençait sérieusement à s’effriter), je ne m’aimais pas encore vraiment. J’aurais tout fait pour une seule, une véritable preuve d’amour sincère ou un témoignage de respect, de reconnaissance de la part de n’importe qui. Même si j’allais mieux, j’aurais tout donné pour ressentir une plénitude, n’importe laquelle. J’aurais tout donné pour remplir le vide, le manque, le creux terrible qui me tordait le ventre.
Et surtout, j’aurais tout donné pour qu’Isabelle revienne.
Vraiment, j’aurais tout donné pour être bien.
Même si j’allais mieux.

J’avalai mon Prozac, vidai ma vodka d’une traite et me remis au travail.


11
Le couteau sous la gorge, pris au piège de mon machiavélique chantage, les Editions Jean-Daniel organisèrent donc une nouvelle conférence de presse. Officiellement, Nadine Bouvin (mondialement connue sous le pseudonymal nom de Madeleine Vanderbilt) devait y annoncer la sortie prochaine du quatrième tome de ma saga, sobrement et énigmatiquement intitulé Manderbly : Chaos.
Officieusement, la brave dame devait réciter un texte appris par cœur et écrit par mes soins, me lavant définitivement de l’infamie dont j’étais la victime. Elle devait, lors du médiatique show, glisser discrètement et l’air de rien les quelques phrases que j’avais impitoyablement imposées à De La Roche.
Ce qu’elle fit, avec brio je dois l’avouer.

Madeleine Bouvin apparut dans le salon privé où se déroulait l’entrevue dans une jolie robe assez printanière, le teint rose et les cheveux tenus par une simple barrette d’écaille offerte par sa petite dernière à l’occasion de la fête des mères. Encore une fois, les journalistes applaudirent devant tant de naturel.
Elle défroissa négligemment sa toilette, s’assis timidement et commença à répondre aux questions essentielles des journalistes.
Lors de l’entrevue, Nadine Vanderbilt réussit brillamment à placer vingt-cinq fois le titre du livre dans ses réponses. Puis, alors qu’on lui demandait comment elle arrivait à écrire autant en si peu de temps, elle glissa ingénument qu’elle n’arriverait à rien sans moi, Bruno Bandini, qui la soutenait quotidiennement, la conseillait, la corrigeait et la documentait énormément et précieusement. Les journalistes, interloqués, lui demandèrent donc si elle n’était plus fâchée contre moi.
- C’est une terrible méprise, répondit-elle dans un sourire aussi franc que fabriqué. Je n’ai absolument rien contre Bruno qui est un ami cher et indispensable. Pour tout vous dire, c’était mon idée de le faire passer pour moi à l’époque où ma timidité maladive m’empêchait d’apparaître sous les feux des projecteurs. Je le lui ai demandé, l’ai supplié d’accepter. Il a donné son accord uniquement par attachement pour moi. Vraiment, je regrette le fourvoiement de certains de vos confrères qui ont fait passer mon ami Bruno pour un usurpateur et ont fait de sa vie un enfer. Encore une fois, tout est de ma faute. Et je tiens à ajouter, je veux dire à la face du monde que sans mon ami Bruno je ne serais rien, et je n’aurais jamais réussi à écrire Manderbly : Chaos (vingt-six fois) ou aucun autre des tomes précédents.

La messe était dite. Fin de l’acte. Le rideau était tombé. Applaudissements.
Devant mon poste de télé, je jubilais. Enfin, la presque-vérité était rétablie. Je savais, je sentais que ma vie allait enfin commencer à changer, à rouler sur une pente ascendante vers le bonheur, la joie et la félicité.
J’étais presque heureux.


10
À peu près à la même époque, je reçus du studio hollywoodien le contrat définitif des droits d’adaptation de Manderbly. Mon avocat, ce brave maître Verdier (qui venait récemment de se faire entièrement refaire la dentition), Verdier m’assura tandis que, m’en désintéressant complètement je refusais de lire l’acte, Verdier me certifia donc que le contrat était mirifique.
Je l’assurais de mon entière confiance. Il se porta garant du résultat, me proposa de rentrer en contact avec mon comptable, de tout arranger pour moi et me promit que je n’aurais à m’inquiéter de rien. Puis il raccrocha, car il devait partir visiter avec son aîné une prestigieuse école privée où il venait de l’inscrire. Je souhaitai une bonne visite à mon ami Verdier.

Il ne m’avait pas menti : la somme payée par le studio contre les droits d’auteur était assez astronomique comme me l’apprit mon comptable, Georges Assouline, car tel était son nom. Je m’attendais, d’un moment à l’autre, à être invité à Los Angeles pour parler des scriptes et du choix des comédiens mais, bizarrement, rien ne vint. Accaparé par mon travail, je décidai de ne pas m’en préoccuper et de voir venir.
Je vis. Avec effarement. Et je compris que le contrat, même doré, parce que doré, ne me permettait pas d’avoir la moindre opinion, la plus infime responsabilité dans la chose, car c’était bel et bien une chose. A thing, en anglais dans le texte.
The Fortune and the Glory, car tel était le nom de l’adaptation de Manderbly, se trouvait être un soap matinal indigeste, mal tourné, mal écrit, aux dialogues aussi insipide qu’une soupe à l’endive tiède.
Il ne restait pas grand-chose des intrigues de la saga : seuls les noms, et encore, avaient été gardés. Sans se soucier un seul instant de mon avis, le studio avait engagé pour les premiers rôles de splendides has-beens des feuilletons cheap des années 90 et 80, plus trois ou quatre bimbos à la diction improbable et deux ou trois bellâtres qui ne jouaient qu’avec leur mèche. Les décors, roses, fushias, lilas, ressemblaient à un intérieur de maison de poupée style Barbie mais avec beaucoup moins de goût. La musique, désolante de navrement avait été composée sur un Bontempi par un sourd, loin, très loin, très très loin du génie de Beethoven. Quant aux costumes, la décence et ma bonne éducation m’empêchent d’écrire ce que je pensais de leur créateur qui devait être certainement daltonien, ou aveugle, ou mort depuis longtemps.

C’était une catastrophe. Il ne me fallut regarder que les trois premiers épisodes, envoyés avec bonté par le studio sur un malheureux dévédé pour m’en apercevoir. J’étais mortifié, catastrophé devant un ratage aussi lamentable. J’aurais eu un cendrier sous la main, je me le serais vidé sur la tête, avant de me l’enfoncer rouge de honte dans un recoin sombre, je parle de la tête.
Étrangement, je ne me mis pas à pleurer. Je ne criai pas. Je ne jurai pas. Je ne me retrouvai pas torturé d’angoisse, ni fou de douleur. Alors que ce qui devait être un succès retentissant (Après tout, m’avait dit Isabelle, n’est-ce pas génial ? Tes livres vont être adaptés à la télévision ! Tes personnages vont prendre corps et vie !), alors que ce qui devait être ma plus belle fierté se transformait en cauchemar, je ne sombrai pas dans le désespoir. Je continuais à ne plus avoir de désir, de sentiments positifs ou d’empathie pour cette aventure.
Après tout, cet échec était celui de Madeleine Vanderbilt, et pas le mien. Moi, j’étais Bruno Bandini et un jour, Jean-Daniel publierait mes écrits, des livres dont je serais fier et dont je contrôlerais chaque étape de l’adaptation s’ils étaient un jour adaptés.
Manderbly et tout ce qui l’entourait me sortaient par les yeux et par les narines. J’en étais écœuré. Je commençais à haïr Madeleine Vanderbilt, son éditeur, ses livres, ses fans. Je les vomissais tous.


9
C’était décidé : je finirais le tome 4, écrirais la cinquième et dernière partie de la saga et enverrais tout promener, Madeleine Vanderbilt, Manderbly, De La Roche et le reste. Bien évidemment, je profiterais du contrat que Jean-Daniel allait me faire signer pour publier un livre sous mon vrai nom, un seul, et à la première occasion, je partirais pour une autre maison, un autre éditeur qui me considérerait avec attention. Avec l’argent que j’avais gagné grâce à ma saga, je pouvais me permettre d’attendre. Je pouvais tout me permettre. Surtout d’envoyer chier qui me semblait bon.

J’arrivais au bout du quatrième tome, je dois avouer, assez péniblement. La passion n’y était plus depuis longtemps, et je dus me forcer pour finir, mais je finis.
Toutefois, j’étais, encore une fois, assez content de moi : l’histoire était vraiment bien ficelée, les rebondissements passionnants et la tension haletante. J’avais bouclé avec brio les différents mystères et intrigues du volume précédent, de la tentative de meurtre sur Raven Havenwood à l’enlèvement du fils de l’évanescente Chanel. C’était mon chef-d’œuvre. Les lecteurs seraient contents.
Ce fut épuisé, repu et ahanant que je mis un point final au livre. J’avais passé des semaines entières arc-bouté sur mon ordinateur, et mon dos s’en faisait ressentir. J’avais besoin de me dégourdir les jambes et l’esprit, aussi, j’éteignis mon Mac et sortis faire un tour, sans oublier de sauvegarder mon travail en appuyant, subtilement et de concert, sur les touches Pomme et S de mon clavier.

L’automne commençait à paraître, ornant les arbres de parures châtaigne, navel et grenat. Si mon cœur, lourd de trahisons et de déconvenues ne s’était pas endurci, j’aurais volontiers pleuré de ravissement devant tant de beauté offerte avec altruisme par la nature. Soudain, j’eus la folle envie de me mettre à la poésie et de composer des vers à pieds.
Depuis que Nadine Bouvin m’avait réhabilité à la face du peuple, les passants m’insultaient moins qu’avant. Mais il semblait, aux signaux rageurs envoyés sur mon passage par quelques personnes que tout le monde n’avait pas entendu son cri du cœur. Qu’importait, je me sentais bien, presque libre. La vie se donnait à moi, prometteuse de joie et de gaîté, riche, ouverte, callipyge et généreuse en poitrine. J’oubliais mes soucis, mes malheurs, mes problèmes. Tout me semblait ne pas aller aussi mal que cela.

En rentrant, revigoré par le soleil automnal ayant dardé ses rayons sur mon visage épanoui, j’envoyai mon travail par mail aux Editions Jean-Daniel. Je décidai alors, ayant accompli mon labeur, de m’accorder quelques jours de repos bien mérités avant de reprendre l’écriture.

Je me mis à rêver de vacances, de voyages et de plages. Je voulais tout explorer, tout visiter. Après tout, j’avais assez d’argent pour faire plusieurs fois le tour du monde, et je ne l’avais jamais vu. C’était le moment.
Je voulais tout voir : je voulais voir les pyramides d’Egypte, je voulais voir l’Ile de Pâques, je voulais visiter le Mexique, je voulais voir de mes yeux Portmerion, l’endroit où avait été tourné Le Prisonnier, mon feuilleton préféré. J’étais avide de couleurs, de rencontres. Je voulais rencontrer des Indiens, de vrais Indiens d’Amérique, des Algonquins, des iroquois, des Apaches et des Micmacs. Je voulais rencontrer des Massaïs, des aborigènes, des berbères et des Mongols, des Papous et des Wolofs. Et puis, aussi, je voulais voir des tigres, des girafes, je voulais caresser des zèbres, et je voulais voir des baleines aussi, je voulais voir les baleines, au moins une fois dans ma vie, pendant qu’il était encore possible, avant qu’il n’y en ait plus. J’avais besoin de vivre, j’avais besoin de vie.
Ne sachant pas vraiment par quoi commencer, je me servis un verre, puis un deuxième, et sombrai dans le sommeil.

Le lendemain, je m’éveillai frais, dispos, reposé.
J’allumai la radio, et me pris le premier café-clope de la journée en écoutant les dépêches.
Je faillis m’étrangler en entendant l’information principale.
Ce n’est pas vrai, me dis-je, c’est un cauchemar, je suis encore endormi et je ne vais pas tarder à me réveiller !
Mais je ne rêvais hélas pas. La nouvelle me tomba dessus avec la force d’un piano Steinway lâché depuis le cinquième étage.

Dans la nuit, sans que l’on sache comment, un pirate informatique avait mis sur le net et avant même son impression le texte complet du quatrième tome de la saga de Manderbly.

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