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La sortie des Mystères de Manderbly, saga familiale, fut programmée pour la dernière semaine de juin, en prévision des vacances d’été. Personnellement, j’aurais préféré que ma maison d’éditions la réservât pour la rentrée et son cortège de prix littéraires, mais l’on me raisonna ; « Manderbly » était destiné aux plages et aux halls de gares et non pas aux salons parisiens, point. Je me trouvais déçu, mais en même temps ravi de voir à quel point « Jean-Daniel » croyait au potentiel commercial de mon ouvrage, et j’essayais de faire taire la touche d’amertume qui pointait à chaque fois que je me remémorais les paroles de Fernand De La Roche en mettant ces mots maladroits sur le compte de l’alcool qui nous fait dire, parfois, ce que l’on ne pense pas.
Dès la première semaine de juin, une énorme machine publicitaire fut mise en branle. « Jean-Daniel » réserva grand nombre de sucettes Decaux dans toute la France. Pour la circonstance, un message, qui se voulait énigmatique et accrocheur, avait été plaqué en caractère gras sur une splendide affiche naïve et romantique où un couple s’embrassait langoureusement devant une fenêtre à travers laquelle se couchait un soleil flamboyant tandis qu’une main menaçante, armée d’un revolver et aux ongles vernis, sortait par l’entrebâillement d’un placard pour le viser. Le couple, pas le soleil couchant.
Le message était rédigé en ces termes :
Adultère.
Trahison.
Alcoolisme.
Vengeance.
Folie.
Meurtre.
Toutes les familles ont leurs petits secrets.
Les mystères de Manderbly, le roman de votre été.
J’adorais. Je trouvais cette réclame terriblement excitante, au point de demander à l’imprimeur de m’en fournir un exemplaire que j’accrochai, tout fier et exalté, dans ma chambre. Je la contemplais ainsi pendant des heures, le soir en me couchant en même temps que le soleil, m’endormant même à plusieurs reprises dessus.
Toujours dans le cadre d’un merchandising agressif, pas une Fnac, pas un Virgin Mégastore ne se retrouva submergé de dizaines d’exemplaires de mon roman, avec toujours en prime un panneau en carton-pâte reprenant le couple romantique que les libraires devaient poser en tête de gondole. Quelques pages Web avaient aussi été créées, et il suffisait de taper sur un quelconque moteur de recherches les mots Saga, Intrigues, Vengeance, Folie ou Meurtre pour tomber sur le site de Manderbly. De grands encarts publicitaires furent également achetés dans la plupart des revues populaires, de Biba à VSD en passant par Elle ou Voici, et l’on enregistra un spot radiophonique avertissant les auditeurs d’Europe 1 ou de RTL par le truchement d’une voix chaude et virile que « l’été, cette année, allait être plus que torride grâce aux Mystères de Manderbly ».
Inutile, chère lectrice, cher lecteur, de vous dire à quel point tout ceci m’excitait, mais je ne résiste pas à l’envie de vous le narrer : je ne pensais qu’à ça. Pendant toutes les journées qui précédèrent la sortie de mon roman, je pensais Manderbly, je mangeais Manderbly, je déféquais Manderbly et, du matin au soir, j’étais énervé, agité, tendu jusqu’à en pleurer. Je tournais en rond, croyant devenir fou par l’attente. Et plus les jours avançaient, plus les doutes m’assaillaient et plus la peur, cette peur terrible du vide, du néant, de l’échec m’envahissait. Je commençais à être totalement dépressif.
Et pour la première fois depuis très longtemps, je me mis à faire des cauchemars.
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Évidemment, et toujours dans le cadre d’une promotion active, tous les critiques littéraires avaient reçu leur exemplaire de Manderbly, avec lequel était joint un cévé plus que laconique de Madeleine Vanderbilt. À ma grande surprise, les Professionnels détestèrent mon livre, le trouvant pour ainsi dire mal écrit, affligeant et dénué intérêt. Certains d’entre eux parmi les moins justes, allèrent même jusqu’à le renommer Les Munsters de Manderbly. Je trouvais cela un peu fort. Leurs diatribes à l’encontre de mon œuvre, pour le mieux, n’occupaient que quelques lignes assassines au milieu d’un flot d’éloge déversé sur la tête de mes concurrents. Le mépris qui entourait la sortie prochaine de ma saga me coléra au plus haut point ; je trouvais cela inexplicable, mais me rassurai en mettant ces mots haineux sur le compte d’une frustration qui, c’est bien connu, habite la plupart des artistes ratés que sont les critiques. Na.
Ce qui m’irritait également, était le manque de curiosité des médias pour le mystère entourant Madeleine Vanderbilt. Apparemment, tout le monde se foutait de savoir qui était cette bonne femme qui venait d’écrire une daube infâme et qui, pour être publiée, avait dû sucer pas mal, et bien. Je m’en offusquais, moi qui n’avais jamais léché un seul cul de toute ma vie et m’en faisait une gloire personnelle.
Pendant ce temps, le Jour J approchait à grands pas. La sortie des Mystères de Manderbly était imminente. Je me mis à compter les jours, puis les heures, avec une fébrilité de plus en plus grandissante.
La veille de la sortie en librairie de mon roman, après avoir cherché le sommeil pendant des heures, je rêvai que les imprimeurs avaient fait une terrible erreur, livrant des centaines de pavés entièrement vierges.
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Or, le jour J, l’heure H et l’instant I arrivèrent. On ne peut plus anxieux, je m’étais levé de bonne heure et, avalant café-clope sur café-clope, je me tordais furieusement les mains en attendant un coup de fil des Editions Jean-Daniel m’informant des premiers chiffres de ventes. Je ne cessais de tourner en rond. L’angoisse et le doute me taraudaient. Je crus perdre l’esprit.
Soudain, je repensai à ce jour où, perché sur mon balcon, j’avais failli m’enlever l’existence en m’écrasant au sol, et je regrettai de ne pas l’avoir fait. Après tout, qu’est-ce qu’un raté comme moi pouvait attendre du tout petit coup de chance qui lui était tombé dessus ? Pas grand-chose, en fait. Soudain, seul dans ma cuisine, la raison me quitta et je me mis à délirer grave, et la fatale persuasion que rien de bon ne m’arriverait jamais, ce monstrueux sentiment que ma minable petite vie ne méritait pas d’être vécue me tordit l’estomac et emplit mes veines de glace, comme le sucre du même nom recouvre d’un voile blanc un bol de fraises gâtées. Sur le moment, et si je n’avais pas été au bord du suicide, j’aurais volontiers noté cette phrase que je trouvais fort belle pour m’en servir dans un prochain roman mais l’aquoibonisme irrémédiable qui me faisait douter de mon génie, cet immobilisme triomphal de toute idée concrète m’ôta, comme les glaces homonymes.
Mes pensées, mes mots avaient-ils encore une queue, une tête ?
Etais-je en train de devenir insane ?
En fin de journée, alors que le téléphone n’avait point sonné et après avoir bu un nombre improbable de café et un chiffre encore plus effroyable de vodka ; après m’être métastasé continuellement les bronches à grands renforts de Gauloises Blondes (car je métastasai Français, moi Môsieur) ; après avoir vécu tour à tour les cinq étapes précédant la mort (soit le déni, la colère, la négociation, la dépression et l’acceptation) ; après avoir traversé tout le spectre de l’aliénation mentale de la douce folie au delirium tremens ; après avoir ris bêtement, pleuré, bavé, chantonné tout nu dans ma cuisine A Perfect Day de Lou Reed en regardant amoureusement la bouteille de Zubrowska que je serrais tendrement dans mes bras en beuglant régulièrement mais pourquoi ne m’appellent-ils donc pââââs, je m’aperçus avec une surprise subtilement teintée d’amusement que mon téléphone était mal raccroché. Que peut-on être bête, parfois.
Je le raccrochai correctement, et attendis avec Suspens, un vieil ami à moi.
Je n’eus pas à attendre longtemps.
Une sonnerie retentit presque immédiatement, me dégrisant par là même à la vitesse de la lumière.
La douce voix chaleureuse de mon bon vieil ami Fernand De La Roche (qui ne tenait pas l’alcool) se fit entendre :
- Bandini, espèce de crétin, j’essaie de vous avoir depuis des heures !
Flatté par tant d’attention, je lui demandai placidement ce qui me valait cette heureuse surprise.
- Nous avons les chiffres, répondit De La Roche, et ils sont excellents !
- Excellents comment ? m’enquis-je.
- Ils sont au-dessus de nos espérances, mon cher Bruno. Vous êtes assis ?
- Oui, affirmai-je, avachi sur le plancher de ma chambre.
- Sachez, mon cher, que votre roman est en passe de devenir le best-seller de l’été. C’est un succès absolu, mon ami.
8
Fernand De La Roche n’avait pas menti : Les mystères de Manderbly était un succès absolu. Il se retrouva presque immédiatement en tête des ventes.
Pour la première fois depuis longtemps, j’étais heureux, même si, sous l’emprise d’une obscure superstition, je n’arrivais pas à goûter pleinement le bonheur qui s’offrait à moi, craignant un quelconque retour de bâton. L’expérience de la vie, sans doute.
Les Editions Jean-Daniel, quant à elles, étaient aux anges. Fernand De La Roche m’adorait, me considérant comme son nouveau fils et c’était les bras ouverts, les yeux pétillants et le cigare aux lèvres lippues qu’il me recevait. J’étais son chouchou, son écrivain-phare, son petit protégé, et lors d’une conversation et tout à fait anodinement, il m’invita à prendre quelques jours de vacances avant de m’atteler au deuxième tome de Manderbly car, le fer étant encore chaud, il fallait le battre. Ce même jour, on me fit signer un nouveau contrat enrichi de quelques clauses m’engageant à écrire entre trois et cinq tomes de la saga (suivant le succès) au rythme d’un tous les neuf mois et m’accordant un pourcentage sur les ventes assez conséquent. Sur ce, on me donna un chèque au montant obscène vu le taux actuel du SMIC. Je ne me plaignis pas.
Et maintenant que la mort s’approche lentement de moi, je me revois, fier, ému, en train de parapher chaque page de notre pacte avec le joli Mont-Blanc que De La Roche venait de m’offrir.
9
Malgré les critiques, malgré la concurrence et malgré mon indécrottable pessimisme, le livre continua tout l’été à se vendre très bien. De mieux en mieux. De plus en plus. Les lecteurs, de surcroît l’adoraient, et le bouche-à-oreille amplifiait le succès de jour en jour, emportant tout sur son passage comme un tsunami de papier. Les mystères de Manderbly se vendaient véritablement comme des petits pains et inondait les gares, les halls d’aéroport et les plages, comme les crèmes solaires inondaient les dos pelés des vacanciers. Petit à petit, le succès de librairie se transforma en best-seller, et avec la sortie imminente du livre à l’étranger, le délire ne faisait que commencer.
Moi, je buvais du petit-lait, et pas que cela. Le mood était à la festivité. Je me sentais grisé par ce triomphe, même s’il ne m’appartenait pas vraiment, même si je ne pouvais pas le revendiquer. Je déambulais dans les rues avec, accroché aux lèvres, le sourire mystérieux de celui qui savait mais ne pouvait rien dire. Si ce n’était la clause spécifique du contrat que j’avais signé, ç’aurait été avec délectation que j’aurais crié, aussi bien à mes amis qu’à ma boulangère éberluée en passant par le conducteur de bus de la ligne 92 que je prenais régulièrement : hé, vous savez quoi, Madeleine Vanderbilt, hé bin c’est moi ! Mais hélas, je ne le pouvais pas.
Les journaux, quant à eux soudainement intrigués par ce succès, s’emparèrent de l’affaire et en firent leur une à une fréquence quelque peu indécente (mais en cet été, il fallait reconnaître que l’actualité était assez pauvre). Les médias commencèrent également à s’intéresser de très près à la mystérieuse Madeleine Vanderbilt, et à se demander qui se cachait derrière ce pseudonyme car c’en était un, à n’en point douter.
Inutile de préciser aussi, mais je vais tout de même le faire, que chez « Jean-Daniel », c’était la folie. On m'encensait. On m’adulait.
Mon banquier aussi avait commencé à m’adorer, et son sourire se faisait plus large à mon arrivée au fur et à mesure que l’argent rentrait, et il rentrait. Pour la première fois de ma vie j’avais le train de vie que je méritais, et je n’avais plus à choisir, le quinze du mois, entre une sortie et un vêtement neuf. À présent, je sortais tous les soirs dans des vêtements neufs.
Chacun parlait de Manderbly. Pas un jour ne passait sans que l’on n’analysât, expliquât le succès. Manderbly était le dernier sujet de conversation à la mode dans les salons et les dîners et, qu’on l’aimât ou le détestât, il fallait en avoir une opinion. Les chansonniers en firent même des sketches.
Le buzz enfla. Le best-seller se transforma en phénomène de société.
Et ce fut le début de mes ennuis.
Et ce fut le début de mes ennuis.
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