15
Je vais mourir dans un instant, et maintenant je peux vous le dire car je l’augure : il n’y a rien après la mort. Il n’y a pas d’Enfer, pas de Purgatoire et, putain de merde, il y a encore moins de Paradis car le Paradis n’existe pas, et l’Enfer, et le Purgatoire, c’est ce que nous vivons juste avant de mourir et je peux vous le dire, je veux vous le dire, ce moment est foutrement long.
Je vais mourir dans un moment et tout ce qui me vient, tout ce que je vois et ressens c’est l’instant où j’ai perdu Isabelle. Et, croyez-moi, ce moment dure longtemps.
Je me revois, assis sur ce morceau de trottoir, pleurant comme un gamin, sous la pluie, insensible aux passants qui passent et me conspuent car ils me reconnaissent, ils me reconnaissent comme étant l’Usurpateur et ils m’insultent, me traitent de poivrot, d’alcoolo, de pauvre crétin, de minable, et je suis entièrement d’accord avec eux mais ils me laissent insensible car en cet instant, je me fous de tout.
Je me fous d’être traîné dans la boue comme je me foutrai, le lendemain, d’apprendre que le tome 3 de Manderbly de mes couilles se vend beaucoup moins bien que les deux premiers malgré le cirque médiatique orchestré par Jean-Daniel.
Je me fous de continuer d’être méprisé par mes semblables comme j’allais me foutre, quelque temps plus tard, du contrôle fiscal qui allait me tomber dessus.
Je me fous d’être la cible des amuseurs publics, des humoristes qui me dénigrent dans leurs spectacles et font rire des salles entières à mon propos, je me fous d’être le sujet de moquerie à la mode, d’être traité de raté dans toutes les soirées mondaines comme je vais me foutre du ratage complet de l’adaptation Hollywoodienne des Mystères de Manderbly. Je me foutais de tout, car rien ne comptait.
Je me foutais de n’être plus rien, de n’avoir jamais réussi à être quelqu’un, je me foutais de n’être personne comme j’allais me foutre du deuxième procès pour plagiat qui allait s’abattre sur mes épaules car à ce moment précis, si je mourais, maintenant, ici, foudroyé ou écrasé par une camion, je préférerais cela à tout le reste.
Mais je ne mourus pas, me levai, rentrai chez moi dans un état lamentable et continuai à vivre.
Encore un peu, juste un peu. Histoire de voir s’il y a quelque chose au-delà de l’arc-en-ciel. Quelque chose de bien, s’il vous plait, merci.
Hé, vous savez quoi ? Il n’y a rien là-bas non plus.
14
Donc, le lendemain, je continuai à vivre, si l’on peut dire. J’avais rendez-vous chez mon éditeur pour parler du tome 4 de Manderbly même si je n’en avais pas grand-chose à faire. Mais, même épuisé, même abattu et malheureux comme tout, je n’en gardais pas moins de rancœur contre De La Roche, et l’envie de lui faire payer mes malheurs étaient plus que jamais présente en moi. Mon plan était prêt.
Aussi, je me rendis rue de Fleurette en me concentrant sur mon piège et les paroles que j’allais lui dire et que j’avais tournées tant de fois dans ma tête. J’allais le mettre à genoux.
On me fit attendre dix minutes dans le couloir. Puis De La Roche me reçut. Il m’aimait moins que jamais, je le sentais, je le voyais à son regard chargé de mépris. Mais pour tout vous dire, de cela aussi je n’avais cure.
- Je n’ai pas beaucoup de temps, me lança-t-il par-dessus son bureau, aussi, nous allons faire vite.
- La prestation de Nadine Bouvin vous a plu ? demandai-je nonchalamment.
- Ce fut au-delà de nos espérances, répondit-il. Je suis navré que vous n’ayez pu y assister mais, étant donné que les lecteurs de Madeleine Vanderbilt ne vous portent pas dans leur cœur, nous avons jugé bon de ne pas vous inviter. Vous comprenez, bien évidemment…
- Bien évidemment.
- Bon.
De La Roche sortit un cigare et l’alluma.
- Parlons peu, reprit-il, mais parlons bien. Il faut que le prochain tome sorte pour les vacances de Noël. Nous venons de frapper un grand coup, il ne faut pas que la pression retombe.
- Absolument.
- C’est entendu. Nous avons mis au point, continua De La Roche en sortant une chemise de son bureau, nous avons mis au point un contrat pour l’écriture du tome 4. Vous verrez, nous vous avons accordé une augmentation sur le pourcentage des ventes.
- C’est très généreux de votre part.
Je m’emparai paresseusement du contrat, l’ouvris, et commençai à le lire. Puis je plantai mes yeux dans le regard de fouine de De La Roche, et dans un élan dramatique comme je les affectionnais, lui jetai le dossier à la figure.
- Fernand, ton contrat, c’est de la merde, dis-je avec aplomb.
De La Roche serra la mâchoire, mais ne perdit pas son sang-froid. Pas encore.
- Que se passe-t-il, Bandini, demanda-t-il entre ses dents de requins en posant son cigare puant dans un cendrier, vous me faites un petit caprice ? Que vous arrive-t-il, votre concierge ne vous a pas salué ce matin, vous êtes chagrin ?
- Epargne-moi ton baratin, Fernand, répondis-je en me croisant les mains, et écoute-moi. Surtout, écoute-moi bien, car je n’aime pas me répéter.
Je me saisis du cigare et tirai dessus. J’avais toute l’attention de De La Roche ; aussi, j’en profitai.
- Avant tout, poursuivais-je, je veux un plus gros pourcentage sur les ventes. Un très gros. Disons... 20%. Tu vois, je suis encore raisonnable. Ensuite, ajoutai-je, je veux que Bouvin dise ce que je veux qu’elle dise, et pas autre chose. Ton pantin n’ouvrira la bouche que quand je l’aurai décidé. Je me fiche de ne pas être reconnu comme l’auteur de Manderbly, je lui laisse la gloire et les séances de dédicaces, mais je veux que ton guignol dise à tout le monde que c’est elle qui a eu l’idée de me faire endosser son rôle. Je veux qu’elle dise que c’était son idée. Bien sûr, ajoutai-je en écrasant le cigare dans le cendrier, je reste son attaché de presse, enfin, officiellement. Parce qu’officieusement, comme je me branle de tout votre manège, je n’en foutrai pas une rame.
De La Roche bouillait. Ses joues s’empourprèrent, passant du grenat au zinzolin en parcourant toute une palette de nuances garancée. Le spectacle était, à mes yeux, aussi éblouissant qu’un feu d’artifice. C’était très beau, très réussi.
De La Roche bouillait donc, mais il continuait de m’écouter.
- De plus, poursuivis-je sur ma lancée, tu vas me faire signer un contrat d’édition pour mes trois prochains livres, un contrat à mon nom. Un beau et joli contrat comme tu sais si bien les faire, Fernand.
- Sinon quoi ? demanda patiemment De La Roche.
- Sinon, je n’écris rien. Pas une ligne, pas un mot.
Fernand, mon pauvre Fernand se mit à sourire, mais je vis avec satisfaction que son sourire ressemblait plus à un rictus forcé qu’à autre chose.
- Faites comme vous voulez, lança-t-il. Vous ne voulez pas écrire, Bandini ? On trouvera quelqu’un d’autre pour le faire à votre place.
- J’en suis persuadé ; j’imagine que vous avez un carnet rempli de noms prêts à tout pour entrer dans le monde fabuleux de l’édition, même si c’est par la toute petite porte. Mais qui trouverez-vous pour dénouer les différentes intrigues du tome 3 ? Qui apportera une réponse satisfaisante aux nombreuses questions que se posent vos millions de lecteurs ? Qui effacera tous les points d’interrogations qui émaillent le dernier chapitre ? Qui sait, mieux que moi, comment sortir les personnages du sac de nœuds où ils sont plongés ? Certes, vous trouverez toujours quelqu’un pour imiter mon style, mais qu’en sera-t-il de l’histoire ? Qui va l’écrire ? Nadine Bouvin ?
De La Roche était piégé. Je le savais, et lui aussi.
- Je ne vous aime pas, Bandini, déclara-t-il en me poignardant du regard, je ne vous sens pas, et je n’ai jamais pu vous sentir. Vous n’êtes qu’une merde, je l’ai su dès que je vous ai vu. Vous n’avez aucun talent, vous n’êtes qu’un plumitif, un littératurier.
- Mais Fernand, fis-je remarquer nullement impressionné par tant de vocabulaire et le plus calmement du monde, qui se soucie de ce que tu penses ?
Je laissai le temps à un ange de passer lentement.
- Comme tu vois, repris-je, c’en est fini pour moi d’être une marionnette passive. À présent, c’est moi qui tire les ficelles.
C’était fait ; Je tenais les Editions Jean-Daniel au creux de ma main. Ils allaient payer pour mon malheur.
Il fallait bien que quelqu’un le fasse.
Satisfait de ma diatribe, je me levai.
- Pardonne-moi de te laisser ainsi, dis-je à De La Roche, mais j’ai un livre à écrire. Réfléchi, Fernand, ajoutai-je avant de sortir. Réfléchi, mais pas longtemps. Je te laisse vingt-quatre heures.
Quelques minutes plus tard, je me retrouvais encore une fois sur le trottoir, mais cette fois-ci, j’étais presque heureux.
J’étais fier de moi : je ne m’étais pas laissé piétiner. J’avais prouvé que je n’étais pas un nul, un zéro absolu.
Une poignée d’heures plus tard, De La Roche m’appela :
- Bandini ? C’est d’accord. Mais un conseil, mon petit bonhomme : ne vous plantez pas ; les ventes du troisième tome ne sont pas aussi florissantes que nous l’escomptions. Aussi, vous avez intérêt à nous pondre autre chose qu’un gros caca.
Je raccrochai, satisfait, gonflé d’orgueil.
Pour la première fois depuis longtemps, ce que je vivais me semblait à peu près agréable. En cet instant précis, j’aimais presque ma vie.
Je ne me doutais pas qu’il me restait moins d’un an à vivre.
13
La semaine suivante, je recevais une lettre de l’administration m’informant d’un imminent contrôle fiscal. La situation me faisait sourire : moi qui, quelques mois auparavant étais encore au RMI, j’étais à présent considéré par l’état comme étant susceptible de gagner plus d’argent que je n’en déclarais. C’était au moins ça.
À cette occasion, je dû réunir à peu près une tonne virgule cinq de papiers variés, justificatifs divers, fiches de paie, coupons bancaires et autres talons de chèques. Mon comptable (car j’en avais un) m’aida beaucoup, le brave homme, dans cette démarche. Je m’aperçus alors avec un pincement au cœur que le bois de Fontainebleau tenait tout entière dans mon salon, moins les cerfs et les chevreuils.
Arrêtons-nous un instant, amis lecteurs, et ayons encore une fois une pensée émue pour nos forêts, poumons de la Terre que nous asphyxions à coup de déodorants et que nous défrichons pour le plaisir de recevoir des publicités pour But ou Leclerc, même si je n’ai absolument rien contre vous gentils vendeurs, ne me faites pas de procès, merci.
Une inspectrice se présenta chez moi peu de temps après, une dame d’une petite quarantaine d’années, assez jolie et plutôt agréable, loin de l’image verdâtre qu’on pouvait se faire d’une personne exerçant une telle profession.
Je l’installai dans un coin de mon bureau (je parle de la pièce), lui demandai si elle avait besoin de quoi que ce soit, lui proposai à boire et la laissai travailler tranquillement pendant que je m’attelai, de mon côté, à l’écriture du quatrième tome de ma saga.
Plusieurs heures passèrent silencieusement, n’étaient-ce les cliquetis fiévreux de mon clavier et le bruissement discret de ma tonne et demie de paperasse feuilletée d’une main veloutée par Michelle Peltier car tel était le nom de ma contrôleuse.
J’en étais à la rédaction du troisième chapitre (où il était révélé que le presque meurtrier de Raven Havenwood n’était pas, Dieu merci, l’imbibée Ava Woodward mais bel et bien Tex Harrison, médecin de son état et crapule de caractère) quand Michelle Peltier m’interrompit en s’excusant. La brave dame, perplexe, n’arrivait pas à comprendre pourquoi un simple attaché de presse - slash - nègre comme moi pouvait toucher des sommes aussi astronomiques de la part des Editions Jean-Daniel.
Il me fallut alors, avec une pointe d’orgueil, lui avouer la vérité sur mon état de best-selleur après lui avoir rappelé son obligation de secret professionnel. Devant sa mine dubitative, je l’enjoignis de se rencarder auprès de mon cher ami Fernand De La Roche, ce qu’elle fit. Il ne pût que confirmer mes dires.
J’étais ravi qu’une personne extérieure aux Editions Jean-Daniel, au moins une, connaisse la vérité. Mon cœur s’en réchauffa de quelques degrés, ce qui n’était pas rien.
La chère Peltier reprit son travail, presque gênée, soudain honorée de se trouver en présence du seul, du vrai, de l’unique et inimitable (même par les Chinois) Madeleine Vanderbilt car cette chère Michelle était une lectrice assidue de Manderbly. Elle se mit à me regarder avec la déférence inhérente à mon rang, rougissante dès que j’apparaissais dans la pièce et dans toute ma splendeur, papillonnant des yeux et gloussant à chacune de mes saillies même les plus insignifiantes. Je lui aurais demandé de me laver les pieds, elle m’aurait dit merci.
Ainsi, pendant les jours qui suivirent, Michelle (car je l’appelai Michelle comme je l’avais autorisé à m’appeler Bruno), Michelle et moi sympathisâmes. Nous prenions civilement le thé ensemble en nous abreuvant mutuellement de confidences, moi sur ma vie d’auteur que je romançais à l’envi, et elle sur son petit voyou de fiston de quatorze ans, roi du téléchargement illégal et net-pirate à ses heures qui lui causait bien des tracas.
Bien sûr, l’adorable Michelle continuait de me contrôler fiscalement avec sérieux et professionnalisme, mais ne trouvant rien à me reprocher, elle se permettait, dans les limites de la décence, de copiner avec moi. Elle tenta bien, à plusieurs reprises, de me soutirer des informations sur le prochain tome des aventures de la famille Woodward, mais je restais, gentiment taquin, inflexible.
à la fin de sa besogne, nous nous quittâmes bons camarades, avec la promesse de nous revoir. La promesse ne resta pas en l’air, car il nous arriva alors, de temps en temps, de prendre le thé ou le café chez moi. Elle m’amena même à plusieurs reprises son sacripant de gamin que je trouvais, somme toute, adorable, et qui m’installa un anti-virus gratuit et efficace.
Ma nouvelle amie me permettait d’oublier ma minable vie, et m’aidait à oublier Isabelle.
À cette époque, j’allais mieux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire