18
Après la révélation de Jean-Daniel à propos de ma vraie-fausse imposture, les lecteurs de Manderbly étaient furieux : la divinité qu’on leur avait demandé d’adorer était un charlatan, un mirage. On les avait fourvoyé. Ayant besoin d’une panacée à leur colère, ils durent se trouver un bouc émissaire, et au lieu de choisir naturellement les Editions Jean-Daniel, se tournèrent vers moi, et se mirent à me haïrent. On me reprocha mes nombreux passages à la télévision où, attifé des meilleurs et des plus chers atours, arrogant et plein de morgue, gonflé d’orgueil et de prétention comme un jeune coq, j’avais crânement revendiqué une œuvre qui ne m’appartenait pas. Outrepassant mon rôle, j’avais profité pleinement du succès d’un autre, m’en étais gavé éhontément, en avais tiré et soutiré gloire et lauriers. On ne me pardonnait rien.
J’en faisais l’expérience dès que je mettais le nez dehors : ce n’était alors qu’injures et actes de mépris. Où que j’aille, les gens me traitaient d’ordure, de merde infâme, me demandant comment j’avais pu faire une chose pareille. Constamment, sur mon passage, j’entendais des insultes criées à mon encontre. Des fils de pute. Des salopard. Quelques pédé fusaient, ainsi que pas mal d’enculé. Plusieurs personnes voulurent me frapper, certaines réussirent. D’autres me crachèrent dessus, me griffèrent, me bousculèrent. A cette occasion, je reçus assez de tomates et de poireaux à travers la figure pour ouvrir mon propre restaurant végétarien.
De plus, j’étais devenu persona non grata partout où je me rendais ; tous les restaurants, les bars et autres se retrouvaient étrangement complets à mon arrivée. Mes amis ne me téléphonaient plus ; par contre, mes sœurs ne s’en privèrent pas pour me dire à quel point elles me méprisaient. Quant à ma mère, elle m’appela pour me faire savoir combien je l’avais encore une fois déçue.
Le facteur m’apportait toujours autant de courrier, mais la teneur des missives, vous vous en doutez, avait quelque peu changé. Je ne lisais plus les dizaines de lettres ordurières qui arrivaient quotidiennement, et au bout de cinq paquets remplis d’étrons, j’arrêtai d’ouvrir mes colis.
J’avais l’impression de vivre un véritable cauchemar. Parfois, il m’arrivait de penser que rien n’était vrai, que j’étais en plein rêve, ou pire. Je me mis à penser que ce jour-là, sur mon balcon, j’avais bel et bien sauté, et que ce que je vivais n’était que le fruit de mon imagination avant l’impact, avant que je meure. Mais ce que je vivais était on ne peut plus réel, tout était, hélas, réel.
Je dus faire preuve d’un caractère en acier pour ne pas sombrer. Je me raccrochai au sublime espoir de retrouver et de reconquérir Isabelle. C’était tout ce qui comptait. Ça, et ma vengeance à l’encontre de mon éditeur.
J’avais, dans ce dessein, fomenté un plan, et me m’y attelai ; il fallait que j’écrive le troisième tome des Mystères de Manderbly, alors ce fut ce que je fis.
Enfermé dans mon bureau, penché sur mon Mac, mes cellules grises turbinant à plein régime, j’écrivis une histoire exubérante au possible, inventant les intrigues les plus rocambolesques, pleines de rebondissements et de drames. Et surtout, surtout, arrivé au dernier chapitre, je pris bien soin de ne boucler aucunes des péripéties en cours. Ainsi, Perry Woodward, amnésique après sa sortie de coma ne reconnaissait plus la pauvre Lana Moore, plus décatie que jamais. Blade Woodward s’envolait pour le Paraguay après avoir enlevé son fils à l’évanescente et folle d’inquiétude Chanel tandis qu’Ashton Woodward, ayant retrouvé sa mère retenue prisonnière depuis vingt ans dans les caves du manoir du machiavélique Xander Von Krieg, se retrouvait, elle aussi, prise au piège du terrible baron. Pour finir, un inconnu tirait sur la splendide, manipulatrice et perverse Raven Havenwood, sœur jumelle longtemps disparue de Jacklyn Richmond, et Ava Woodward (qui venait de replonger dans l’alcool avec allégresse) était arrêtée pour tentative de meurtre sur la susdite Raven qui gisait dans une mort cérébrale dont Tex Harrison, beau médecin amoureux d’Ava, ne savait pas si elle allait en sortir intellectuellement indemne. Cette fois, c’était sûr, les fans de Manderbly nageraient en pleine délire collectif : ils voulaient du sang, des larmes, des rebondissements, j’allais les en gaver.
Ensuite, j’attendis l’extrême dernier moment pour remettre mon manuscrit à mon éditeur, histoire de l’empêcher d’avoir le temps d’y changer ne serait-ce qu’une ligne.
L’ordure De La Roche m’abreuvait régulièrement de coups de fil pithiatiques, me rappelant sans cesse que la date butoir approchait à grands pas, me menaçant des pires représailles si je tentais quoi que ce soit contre lui. Je le rassurais hypocritement, et l’envoyais balader.
Je rendis mon travail, à la dernière minute de la dernière heure du dernier jour, au grand soulagement de De La Roche. Après quelques corrections orthographiques, mon manuscrit suivit un chemin pressé jusqu’à l’impression.
La machine publicitaire avait été lancée depuis belle lurette. Le livre allait sortir dans trois jours. Les lecteurs bouillaient d’impatience. Et, ma pseudo-mystification ayant été révélée, l’énigme entourant la vraie personnalité de Madeleine Vanderbilt fit son comeback, plus entêtante que jamais. Les lecteurs harcelaient Jean-Daniel de requêtes, l’inondant de pétitions pour que le véritable auteur de l’œuvre Vanderbiltienne fasse une fois pour toute son apparition. Ils étaient avides de chair et de visage sur lequel poser enfin un nom. Il fallait les en repaître.
Mon éditeur se mit donc en chasse.
Après un casting forcené, il trouva la personne rêvée, l’incarnation idéale de Madeleine Vanderbilt.
17
Elle s’appelait Nadine Bouvin, elle avait quarante-quatre ans et quelques kilos en trop, elle était mère-célibataire de trois enfants et vivait dans le Val-de-Marne où elle occupait un emploi de caissière à mi-temps. Elle avait, à deux reprises, envoyé des manuscrits à Jean-Daniel, des thrillers dont l’héroïne était une mère-célibataire de trois enfants, tous refusés par l’éditeur. Mais la maison avait gardé son nom et son adresse, sous le coude et dans un listing des auteurs déboutés, listing aussi copieux que La foire aux vanités de William Thackeray c’est vous dire.
Jean-Daniel avait contacté la brave dame, lui avait fixé un rendez-vous et avait longuement parlé avec elle. Elle était douce, de voix, de visage et de sourire. Elle était simple et modeste et, ô comble, elle avait lu la série des Manderbly, l’avait adorée et la connaissait par cœur. Pour mon éditeur, il ne faisait aucun doute que Nadine Bouvin ETAIT le parfait avatar corporel de Madeleine Vanderbilt, celle en qui les lectrices-types se reconnaîtraient, celle qu’elles voulaient, adoreraient.
De La Roche et ses sous-fifres décidèrent donc de l’engager sur le champ. Ils la mirent au parfum mystérieux entourant la « véritable » identité de Madeleine Vanderbilt (un quelconque tâcheron sans aucune espèce d’importance), et lui proposèrent donc d’endosser la responsabilité d’incarner physiquement la Colleen Mc Cullough du XXIe siècle en échange d’un contrat en or et de la promesse d’une gloire internationale. Pour finir d’abattre ses hésitations, on lui fit miroiter l’assurance de publier prochainement ses propres écrits. Nadine Bouvin qui, jusque-là, avait de grandes difficultés à boucler ses fins de mois dès le 15, ne tergiversa pas longtemps avant d’accepter.
Elle signa donc un contrat exclusif rempli de clauses de confidentialité, et elle fut à son tour intensément briefée sur ce qu’elle allait devoir dire, sur ce qu’elle allait devoir être et devoir penser. On l’habilla de robes fleuries et printanières, on la maquilla à peine et ne la coiffa guère, et on lui fit promettre de ne surtout pas faire de régime car on pensait, cyniquement, que la ménagère l’aimerait surtout pour sa propension à lui ressembler de ce côté-là. Madeleine Vanderbilt ne devait certainement pas être trop glamour, là serait le succès de l’entreprise.
Bien évidemment, on ne me demanda pas mon avis ; il comptait peu. Après tout, je n’étais que le nègre de Madeleine Vanderbilt et en tant que tel, je n’avais pas droit au chapitre. Mais je m’en fichais ; Jean-Daniel allait bientôt connaître ma vengeance et mon courroux. J’en ricanais tel un dément ou un méchant de série B, au choix.
Juste avant la sortie des Mystères de Manderbly 3 : Révélations, les Editions Jean-Daniel organisèrent une gigantesque conférence de presse télévisée au cours de laquelle fut dévoilée à une badaudaille ébaubie la « vraie » Madeleine Vanderbilt. Ils jurèrent que cette fois-ci était la bonne, qu’il n’y avait là nulle duperie, et ils introduisirent Nadine Bouvin, sans tambour ni trompette mais avec force effets de lumières et de son sur une estrade derrière laquelle trônait l’affiche publicitaire du nouveau tome de la saga.
À l’apparition de Nadine-Madeleine Bouvin-Vanderbilt, si simple dans sa robe à fleurs et au visage débonnaire mais non boniface, la foule de journalistes, d’invités triés sur le volet et de membres du fan-club officiel de Manderbly fut parcourue d’un Hôôô admiratif, enthousiaste, heureux et comblé. Un sourire béat naquit sur les visages des spectateurs comme s’ils venaient de voir la Sainte vierge en aube blanche et en personne, et il s’en fallut de peu qu’un Hosanna Agitato ma non troppo retentisse Prestissimo dans la salle.
Au signal de l’attaché de presse, les questions se mirent à fuser. La Bouvin-Vanderbilt, très à l’aise dans son rôle ou plutôt dans le mien répondit avec brio, modestie et humour. Je dus reconnaître avec franchise, sans aigreur et sans méchanceté aucune que la petite caissière était douée.
- Madame Vanderbilt, demanda quelqu’un, pourquoi avoir refusé, dans un premier temps, d’apparaître en plein jour ?
- Hé bien, répondit la Nadine légèrement rosissante, je suis très timide. Et je pense que mes écrits, aussi simples soit-il (Amen), sont beaucoup plus importants que ma petite personne.
(Sourires admiratifs dans la salle.)
- Madame, demanda quelqu’un d’autre, pourquoi vous montrer aujourd’hui ? Mhhhh ?
- Voyez-vous, répondit la Bouvin en baissant légèrement ses yeux papillonnants sur ses chaussures à boucles, je devais le faire. Pour mes fans, vous comprenez ? Tous les jours, je reçois des dizaines de lettres de femmes qui sont comme moi, qui se reconnaissent dans mes livres, qui me font part de leurs petits tracas quotidiens et que je comprends pour les vivre moi aussi. Pour elles toutes, en leur honneur, je devais sortir de ma réserve, dépasser ma timidité et me montrer pour enfin leur dire : regardez, je suis comme vous.
(Petites onomatopées admiratives devant un tel don de soi. En coulisse, De La Roche boit du petit-lait.)
- Madeleine, osa une fan, que pensez-vous des odieux personnages qui ont tenté de s’accaparer votre travail ?
- Je ne porte aucun jugement, répondit la Bouvin. Si la vie m’a appris quelque chose, c’est qu’il faut pardonner.
(Regards compatissants devant tant de bonté d’âme. En coulisse, De La Roche joint les mains et remercie Dieu.)
- Avant tout, dit une jeune fille habillée de rose, je tenais, au nom de tous vos fans, à vous remercier pour la joie et le plaisir que vous nous procurez avec votre saga. (Remerciements timides de l’affable Nadine.) Sans gâcher le suspens, que pouvez-vous nous dévoiler sur le troisième tome de Manderbly ?
- Je suis tenue, répondit dans un rire modeste l’ancienne employée de superette, de ne rien dire à ce sujet. (Hôôô déçu de la salle.) C’est mon éditeur qui me l’a interdit ! (Hououou pour rire de la foule.) Mais je peux vous dire que je vous réserve bien des surprises... (Haaaaa content des fans.)
- Est-ce que Lana Moore et Perry Woodward finiront par se marier ? demanda une mère de famille et se tordant les mains d’inquiétude.
- Ça, dit avec espièglerie Dame Bouvin, vous ne le saurez pas avant le tome 4...
(Hurlements, sifflements et applaudissements hystériques de la plèbe. En coulisse, De La Roche jouit dans son slip.)
Ainsi, en trois quarts d’heure de questions-réponses, avec charme, sincérité et simplicité, mon usurpatrice mit tout le monde dans sa poche. La foule, après l’avoir acclamée et portée métaphoriquement en triomphe sortit conquise, entièrement sous le charme de cette petite-bonne-femme-si-simple-et-tellement-sympathique.
Jean-Daniel était aux anges. On félicita Nadine Bouvin avec ferveur lors d’un cocktail organisé dans les jardins du Ritz par la maison d’édition. À la veille de la sortie du troisième tome de Manderbly, tout semblait rouler à la perfection.
16
Le jour de la sortie du tome 3 de Manderbly, je retrouvai Isabelle.
Le cœur emballé, je la vis telle qu’elle-même, c’est-à-dire belle, souriante, vivante. Elle sortait d’une friperie de la rue des Blanc Manteaux. Elle était accompagnée d’un type que je ne connaissais pas.
Je m’approchai d’elle. Elle me vit. Son sourire disparut.
- Salut, Isabelle, tentai-je timidement.
Elle s’adressa à son compagnon, lui demandant « d’y aller », ajoutant qu’elle le rejoindrait tout de suite. Le type s’exécuta en me lançant un regard meurtrier.
- Bonjour, Bruno, me dit froidement Isabelle. C’est bien Bruno, n’est-ce pas, tu ne m’as pas menti là-dessus ?
Nos retrouvailles démarraient mal. J’aurais tant voulu qu’elles se passent autrement. J’aurais tant aimé qu’Isabelle me pardonne les fautes que je n’avais pas commises et me tombe dans les bras, comme avant.
- Je ne t’ai jamais menti, tentai-je d’une voix tremblante qui donnait à mes mots la couleur du mensonge. Je t’assure qu’il y a une explication à...
- Cela ne m’intéresse pas, me coupa sèchement Isabelle. Je te faisais confiance, Bruno, je t’aimais mais je suis tombée amoureuse d’une image, une image trafiquée, et toi, tu en as profité.
- Je te jure que non, dis-je alors, mais je sentais que mes paroles n’auraient pas la moindre importance car mes paroles, je le sentais, ne convaincraient jamais Isabelle de mon amour, de ma sincérité. Moi qui avais tant de fois tourné de belles phrases dans ma tête, moi qui m’étais tant et tant de fois joué mentalement la scène de nos retrouvailles, je voyais bien, à présent, que mes dialogues m’échappaient pour vivre leur vie et mourir sur ce bout de trottoir tandis qu’Isabelle, cependant à un mètre de moi, se trouvait à des années-lumière de mes bras sans espoir de retour.
Isabelle haussa les épaules. Je n’aimais pas le regard qu’elle posait sur moi, un regard froid, sans amour, sans sentiment. Sur le moment, j’aurais préféré qu’elle me déteste : au moins il y aurait eu une émotion quelconque, mais ceci était pire que tout.
- Tu n’es pas le premier à t’être moqué de moi, dit Isabelle. Au moins, j’espère que tu as pris ton pied. Tu n’as rien d’exceptionnel, Bruno, vraiment : tu es comme tous ces types qui affabulent pour mettre une fille dans leur lit. Bravo, Monsieur l’auteur de best-sellers, vous avez réussi. Vraiment, tu as été ma plus grosse erreur et mon plus gros regret. Mais ne t’en fais pas ; je m’emploie à t’oublier. Et je m’y emploie très bien.
Isabelle me tourna le dos, commença à partir et se ravisa, se retourna et me fit face :
- Je dois néanmoins te remercier, me lança-t-elle : tu m’as ouvert les yeux une bonne fois pour toute sur les hommes de ton espèce. Je ne me tromperai plus, à présent. Je te souhaite une bonne continuation dans ta minable vie d’escroc minable, ajouta-t-elle avant de vraiment partir cette fois, me laissant seul, seul avec mon malheur, avec mes remords, avec mes regrets et mon amertume, avec les futurs souvenirs de moments de détresse qui ne feront que me torturer encore et encore, cette foutue solitude qui refaisait surface plus pinçante que jamais, et le sentiment de continuer de gâcher la seule vie que j’aurais jamais, et l’envie de me foutre en l’air, de me foutre à l’eau, et je m’étais mis à pleurer mais je ne m’en aperçus pas.
Isabelle était partie. À présent, elle ne faisait plus partie de mon univers.
Soudain, j’avais très froid.
Il se mit à pleuvoir.
Manquait plus que ça, pensai-je.
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