jeudi 10 novembre 2011

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Pour une raison aussi étrange que mystérieuse, le comité de lecture des Editions Jean-Daniel - spécialisées dans le romanesque et le romantisme - avait été enthousiasmé par Les mystères de Manderbly (car tel était le titre de mon roman). Aussi, la jeune fille qui m’appelait (et dont je n’avais  pas saisi le nom) me fixa un rendez-vous quelques jours plus tard avec son directeur, au siège de la société situé quelque part dans le 7ème arrondissement de Paris. Inutile de vous dire que ce fut un choc, mai je vous le dis quand même.
Enfin, j’allais être édité ! Enfin, j’allais être quelqu’un ! Enfin, on allait m’apprécier à ma juste valeur !
Je raccrochai, poussai un hurlement de joie et me mis à pleurer de bonheur. Oubliée, mon envie de mourir ! Effacé, mon désir de me ratatiner lamentablement plusieurs dizaines de mètres plus bas !
J’avais envie de crier ma réussite au monde entier. Je voulais prévenir chaque personne que je connaissais de mon imminent succès mais, échaudé par d’innombrables seaux d’eau froide et sous l’impulsion d’une bête superstition, je me retins. Mais rien ne m’empêcha de rêver, d’extrapoler, de me projeter dans un futur immédiat rempli de succès, de gloire et de fortune. Aussi, allongé sur mon canapé, un quatrième verre à la main, je me vis beau, riche, célèbre, en train de signer une foultitude d’autographes au salon du livre de la Porte de Versailles, en train de me faire photographier par les journaux du monde entier. Je vis les flashes, les caméras, les fêtes, je vis mes nombreux fans m’arrêter dans la rue, émus, la lèvre tremblante, me dire à quel point ils avaient adoré mon roman et me remercier du bonheur que je leur avais procuré. Et je me vis leur répondre modestement que c’était moi qui les remerciais d’avoir aimé mon livre.
Je vis mes amis, ma famille me féliciter avec émotion, me demandant de leur pardonner leur bête cécité, et je leur pardonnai car après tout, ils n’étaient que des humains.
Je me vis ensuite en train de signer l’adaptation de mon livre avec un fameux studio américain, et je me vis en train de recevoir des mains de Robert De Niro et de Meryl Streep en personnes un Oscar du meilleur scénario que j’écrirais prochainement, le pied mis à l’étrier par une notoriété considérable. Avachi sur mon canapé, un cinquième verre à la main, je sombrais, tandis que la gloire me portait aux nues, tandis qu’une foule en délire criait hystériquement mon nom et que des femmes m’hurlaient de les mettre enceintes.

Le lendemain, je m’éveillai avec la gueule de bois, mais heureux. Pour la première fois depuis longtemps je ne me réveillai pas angoissé, taraudé par l’interrogation floue, sombre, invivable qui composait mon avenir, mon devenir.


3
Deux jours plus tard, je me rendis donc à mon rendez-vous aux Editions Jean-Daniel, au 21 de la rue de Fleurette. Contre toutes mes attentes, on ne m’accueillit pas à bras ouverts enthousiasmés, exaltés à l’idée de recevoir là le nouveau Maurice Denuzière, mais on me fit patienter un bon quart d’heure dans la salle d’attente.
Je finis par être reçu. On m’introduisit dans un immense bureau où trônait une gigantesque table en tek. Au bout de la table, tout au bout, quatre personnes, trois hommes et une femme étaient assis dans des fauteuils apparemment aussi confortables qu’imposants.
Dès mon entrée, tous les regards se tournèrent vers moi. Un léger instant de flottement traversa la salle tel un éther tandis que tous me dévisageaient, l’air un tantinet interloqué. Un des hommes se leva et m’accueillit en souriant, se présentant, et présentant ses collègues dans la foulée. Il y avait là un directeur de collections, un président de je-ne-sais-quoi et un rédacteur de je-ne-sais-plus-quoi. Pour tout vous dire, je n’écoutais pas, mon esprit étant totalement accaparé par la seule pensée qui m’obnubilait : le montant de mon avoir.
On me fit asseoir.
- C’est vraiment vous qui avez écrit ce livre ? me demanda l’homme qui m’avait reçu. Je répondis, modestement et par la positive. Tous les quatre se regardèrent.
- C’est ce que nous craignions.
- Pour tout vous dire, M. Bandini, ajouta l’homme qui - j’allais l’apprendre un peu plus tard - était le directeur général des éditions Jean-Daniel, pour tout vous dire nous nous attendions à voir quelqu’un d’autre.
- Quelqu’un d’autre que qui ? demandai-je ingénument.
- Quelqu’un d’autre que vous.
J’avouai ne pas comprendre.
- En fait, commença une troisième personne, en lisant votre roman, nous avons pensé que son auteur était une femme. Le côté... romantique de l’écriture, sans doute.
Je réitérai mes affirmations, soutenant que j’étais bel et bien le seul, l’unique auteur du livre, puis, soudainement taraudé par un doute atroce, je leur demandai s’il s’agissait bien des Mystères de Manderbly dont il était question. Ce fut à eux de me répondre par la positive. J’en fus soulagé.
- Comprenez-nous, M. Bandini, reprit le directeur Machin-Truc, nous souhaitons publier votre livre, après quelques modifications d’usage bien sûr. Mais le publier est une chose, et le vendre en est une autre.
- Oui, intervint un deuxième homme, vous devez savoir que nous avons fait lire votre manuscrit par le service publicitaire, et d’après leur avis, votre livre se vendra mieux si le public pense que l’auteur en est une femme.
Je dois reconnaître, amie lectrice, ami lecteur, que là aussi, je n’écoutais pas non plus ; j’étais resté bloqué sur les mots quelques modifications d’usage. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’ils voulaient dire par-là ; que me fallait-il changer dans mon œuvre qui, je le savais, était parfaite ? Cependant, je pris l’air grave d’une personne concernée par ce qu’elle entendait et hochai consciencieusement la tête.
- Oui oui, absolument, dis-je en me prenant le menton dans la main. Cependant, qu’entendez-vous par quelques modifications d’usage ?
- Heu, hé bien, nous pensons aux quelques anachronismes disséminés par-ci par-là, avança la femme. Il y a aussi quelques passages à réécrire, un ou deux à supprimer, et il faudrait aussi revoir entièrement un des protagonistes. Rien de bien grave, rassurez-vous ; ce n’est que monnaie courante...
Ça y était. J’étais réellement et de plein fouet confronté à la dure loi de la publication littéraire. Je ressentis une certaine frustration à l’idée de changer ne serait-ce qu’une virgule à mon pavé, qui était sorti douloureusement du plus profond de mon âme, de mes tripes, de mes intestins. Demande-t-on à des parents de changer la couleur des yeux de leur enfant ? Non, ils l’aiment comme il est. Même avec un fort strabisme divergent.
- Mais revenons à notre préoccupation principale, lança avec une désinvolture flagrante qui m’outra Machin-truc.
Ouaip, c’est ça, pensais-je ironiquement, le fait de réécrire entièrement mon bouquin, c’est pas important...
- Donc, continua Bidule avec aplomb et si vous êtes d’accord, nous pensons qu’il vaudrait mieux que le public ignore que c’est vous qui avez écrit Les mystères de Manderbly, et lui laisser croire que c’est une femme.
- Exactement, intervint la seule gonzesse présente d’un air pas gêné, nous pensons que les lecteurs potentiels du livre seront plus nombreux s’ils ont le sentiment que son auteur leur ressemble...
Je baissais les yeux sur mes baskets sales, mon vieux jean dépressif, ma chemise trouée à la manche droite et ma barbe de trois jours en me demandant ce qu’ils voulaient dire par-là. Je n’entendais décidément rien à ce qu’ils disaient. Vraiment, les gens de l’édition étaient de bien curieuses personnes.
- Voilà pourquoi, reprit Chose, nous allons littéralement inventer l’écrivain de votre roman, lui créer une identité, un passé. J’imagine que c’est frustrant pour vous d’être, pour ainsi dire, dépossédé de votre travail, mais ne vous inquiétez pas, nous savons ce que nous faisons. Et puis qui sait, si le livre se vend bien (ce que nous espérons), dans quelques années il sera encore temps de rétablir la vérité. Encore une fois, ne vous en faites pas ; nous avons pensé à tout ; nous avons un plan.

Les ordures, pensais-je mélodramatiquement parlant, ils veulent m’enlever mon bébé et le confier à une inconnue !
Ce n’était pas de la frustration que je ressentais, mais de la colère, une rage folle qui sourdrait derrière mes yeux rougis par l’injustice et aussi par la fatigue, car je n’avais pas dormi de la nuit précédente. Je faillis m’inscrire en faux, me rebeller, crier haut et fort au scandale qui frappait là, mais la peur de ne pas être publié m’arrêta. En outre, dans tout ce discours honteux qui avait sali mes jolies oreilles (car j’ai de très jolies oreilles), un groupe de sujets, de verbes et de compléments avait particulièrement attiré mon attention, s’étant inscrit en lettres capitales de couleur rouge et sous la police Times New Roman dans mon esprit vif et alerte : la promesse que la vérité serait, un jour, rétablie. De plus, l’idée de me faire passer pour quelqu’un d’autre, que je trouvais oh combien romanesque, ne me déplaisait finalement pas.
- Très bien, finis-je par lancer d’un air faussement résigné, si vous pensez que c’est le bon choix, je vous suis.
Les gens de Jean-Daniel manifestèrent leur joie à mon approbation.
- Vous avez des questions ? Me demanda Machin.
- Oui, une, répondis-je : quel est le montant de mon avoir ?


4
Ainsi, c’était convenu : Les mystères de Manderbly, saga familiale à base d’argent, de sexe, de chantages et de meurtres serait publié. Mais sous un autre nom que le mien.
Le service publicitaire de Jean-Daniel avait cherché pendant des jours un pseudonyme qui soit à la fois romantique, aristocratique et proche de la ménagère de moins de cinquante ans (car la brave femme ne faisait pas que regarder la télévision, elle lisait aussi des romans à l’eau fortement rosée). Le brainstorming avait été intense, et toute l’équipe avait beaucoup hésité entre plusieurs noms tels que Peyton Sommerfeld ou Olivia Fleming. Et après s’être longuement penchée sur la question, Ils avaient tous fini par tomber sur Madeleine Vanderbilt.
Personnellement, je trouvais le nom un peu ridicule. Dans un élan cynique et pour bien leur faire sentir ma façon de penser, je faillis leur proposer (à la place et pourquoi pas) Vanda de La Holà, Joy Vandepüt ou Val de Fontenay, mais ma timidité légendaire m’en empêcha, à moins que ce ne fût ma lâcheté proverbiale.
Les Editions Jean-Daniel avaient, comme on me l’apprit, tout un plan marketing entourant mon roman : personne ne devait savoir qui était Madeleine Vanderbilt qui préférait se cacher, loin des médias, pour continuer d’écrire en toute tranquillité. Une aura mystérieuse devait entourer sa personne, et il était prévu de divulguer, au compte-goutte, en temps voulu et aux journalistes quelques éléments de sa biographie qui avait été créée de toutes pièces. Aussi devait-on apprendre que Madeleine Vanderbilt était une femme d’une petite quarantaine d’années, mère-célibataire de trois petits enfants, et vivant tranquillement dans sa petite maison à la campagne. Je trouvai tout cela petit, et arguai alors que, comme tout se savait, on allait immanquablement découvrir que c’était moi le véritable géniteur de l’œuvre. On me répondit que tout avait été prévu. Étant donné l’avoir, assez confortable, que l’on m’avait octroyé, je ne demandai pas mon reste.
Comme on me l’avait également signifié, mon roman avait été remanié, tronqué, mais je n’eus rien à faire moi-même : à cette occasion, j’appris que la maison d’édition avait toute une équipe d’écrivards payé pour ça. Ils s’occupèrent donc à ma place de transformer des passages et d’en supprimer d’autres. J’en fus bouleversé et malade, mais je pensai à mon avoir et ne vomis point.
Parmi toutes les parties du texte que les gens de Jean-Daniel voulaient défigurer, un seul, sous mon insistance inébranlable, ne fut changé : la fin du livre. En effet : l’intrigue principale de mon ouvrage (le terrible meurtre de la splendide et richissime Jacklyn Richmond et l’enquête policière qui en découlait) n’était pas résolue dans les dernières pages, et le dernier chapitre des Mystères de Manderbly laissait le lecteur en plein suspense, tandis que le beau policier qui menait l’enquête prenait une balle en plein dans le dos et que le fringuant Perry Woodward, bel et riche quinquagénaire ennemi de Jacklyn Richmond, s’accusait du meurtre en pleine cérémonie de mariage, laissant sa fiancée, la belle et pauvre Lana Moore aux portes de la folie et en plein désarroi. Rien que ça. Dans mes délires égocentriques, j’avais prévu de révéler le nom du meurtrier dans le deuxième tome de ma saga qui, (j’avais tout planifié), devait en compter cinq. Mais cela ne plaisait pas à ma maison d’édition qui tenait absolument à ce que l’enquête soit bouclée et l’identité de l’assassin dévoilée avant le mot FIN. Cependant, je fis preuve de caractère et tins bon, m’insurgeant, serrant mes petits poings et piétinant de rage, arguant les larmes aux yeux que cette fin ouverte était l’âme de mon roman, que personne n’avait osé demander à Margaret Mitchell de finir Autant en emporte le vent, que j’étais prêt à toutes les concessions même les plus infâmantes mais que non, non, non et non vous entendez, personne ne toucherait à ma fin, là. On me fit aimablement remarquer que je n’étais pas Margaret Mitchell, mais on accepta ; après tout, on pensait que Les mystères de Manderbly se vendrait assez pour qu’il y ait au moins une suite.

On me fit signer un contrat qui, même s’il ne fut pas en or était tout de même très argenté, et je dus avaliser un nombre conséquent de clauses, notamment celle stipulant que ni moi, ni qui que ce soit des Editions Jean-Daniel ne devait révéler la vérité sur Madeleine Vanderbilt sans un accord préalable des deux parties sous peine de procès. Emporté par le même élan romanesque qui m’avait fait trouver l’existence de mon faux double assez cocasse, j’acceptai de bonne grâce.
Après la session de signature, nous nous étions tous retrouvés, satisfaits, autour d’un pot campagnard et assez alcoolisé. Je n’en pouvais plus de bonheur, laissant exploser ma joie et ma fierté dans de nombreux éclats de rires, l’œil humide de reconnaissance envers mes bienfaiteurs que je considérais d’ores et déjà comme mes plus fidèles amis, et vidait de nombreux verres. Toutefois, je pensais, ému, à ma famille et à mon entourage, regrettant qu’ils ne fussent pas au courant de ma gloire naissante, puis je visualisai à nouveau mon avoir et cette funeste pensée fut ensevelie sous un tombereau de patience qui m’aiderait à supporter la situation jusqu’à ce que la Vérité jaillisse en pleine lumière.
Enfin, j’avais la preuve que j’étais quelqu’un ! Enfin, j’étais aimé à ma juste valeur !
Voulant le lui entendre dire en personne, je m’approchai de Fernand De La Roche (car tel était le nom du Directeur-Général des Editions Jean-Daniel), et l’air de rien, comme ça en passant, lui demandai ce qu’il pensait vraiment de mon livre, le priant sérieusement d’être honnête et sincère, l’assurant que la vérité aussi laide soit-elle sera toujours plus belle que le plus joli des mensonges. De La Roche passa sa main sur le plat de sa chevelure argentée, tira sur son cigare, avala une gorgée de whisky, planta son regard dans le mien et me dit, avec toute l’assurance que la sagesse confère aux sages :
- Mon cher Bruno, je pense que votre livre est une merde, mais qu’il se vendra comme des petits pains.

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