dimanche 6 novembre 2011

18 - 19


18
Résumé des épisodes précédents : Tandis que moi, Bruno Bandini, héros méconnu des temps modernes viens de publier coup sur coup deux chefs-d’œuvre populaires sous une fausse identité, le sort commence à s’acharner sur moi avec une indécente constance.
D’abord, un intrus tente de s'arroger mon succès en se faisant passer pour moi.
Puis c’est au tour d’une mythomane d’essayer de voler la gloire qui m’était due.
Ensuite, toutes les associations possibles et imaginables profitent de la situation pour tenter de me piquer une part du gâteau.
Pitié, vous entends-je crier, amis lecteurs, mais non, tout cela ne suffit pas : après, il faut qu’une odieuse petite secrétaire tente vilement de me soutirer une somme d’argent assez rondelette.
À présent, me voilà la cible d’un journal à sensations, révélant en une Une fracassante la véritable identité de mon alter ego. Non mais, je vous le demande : révèle-t-on l’identité de Superman ? Alors, pourquoi moi ? Pourquoi fallait-il que cela m’arrive à moi ? N’y a-t-il pas sur terre d’autres nombrils à chatouiller que le mien ? Pourquoi, oui, pourquoi faut-il toujours que ce soit dans le mien qu’on vienne fourrer un petit doigt crasseux et à l’ongle long ? était-ce un signe du destin, un message de Dieu en personne voulant me signifier par là que j’étais trop attaché à ma petite personne, que j’étais trop imbu de moi ? Je répugnais à le croire, moi qui étais si humble.
Quoi qu’il en fût, j’étais, encore une fois, accablé par tant d’iniquité.
Catastrophé après avoir vu cette couverture infecte s’étaler devant toutes les devantures de Paris, j’appelai De La Roche ; il fallait que l’on se voie.
Casquette vissée sur la tête et lunettes fumées sur les yeux, m’agrippant au peu d’incognito qui me restait, je traversai la capitale en métro jusqu’au siège de mon éditeur. Lors du trajet qui me parût un siècle, une vieille dame, armée du torchon en question, leva sur moi un regard intrigué :
- C’est bien vous, n’est-ce pas ? me demanda la dame. Je bafouillai par la négative, intérieurement furieux et paniqué à la pensée du long calvaire qui m’attendait : je la vis se jetant sur moi pour me voler un baiser ou une mèche, bientôt suivies par la rame entière m’arrachant qui ma chemise, qui mon caleçon, mais la dame se contenta de hausser les épaules et de reprendre sa lecture, si l’on peut appeler ceci comme cela. Je me sentais, pour un temps, sauvé, mais je savais aux tréfonds de moi-même qu’un enfer aride m’attendait.

- Il fallait s’y attendre, me dit De La Roche à mon arrivée chez Jean-Daniel ; après tout, c’était inévitable.
J’étais impressionné par tant de sang-froid, tant de calme apparent qui aurait fait passer la force tranquille de Mitterrand pour une danse de Saint Guy endiablée.
- Finalement, continua-t-il, pourquoi pas ? Après tout, c’est bien vous qui avez écrit ce livre, n’est-ce pas ? Alors, autant que vous le revendiquiez haut et fort.
Enfin, j’allais gagner ; enfin, le succès qui me revenait de droit allait être mien. Maintenant, j’allais être aimé pour moi, pour ce que je valais. Enfin je n’allais plus être un raté, un minable bon à rien. J’en eus pleuré de joie, mais De La Roche, pragmatique comme toujours, m’en empêcha d’une phrase :
- Bien sûr, dit-il, il faudra un peu vous arranger. Faire en sorte que vous ressembliez un peu moins à... Enfin, un peu plus à... Au gendre idéal. À présent, mon petit Bruno, vous n’êtes plus un attaché de presse d’écrivain-star ; maintenant, vous êtes un écrivain-star.

Alors, l’on me prépara. Encore une fois, on m’habilla, on me ripolina, on m’instruisit sur ce que je devais dire, être, penser. Et je fis mon entrée dans le monde de l’édition sous ma véritable identité, loin des fards, loin des tromperies et des mensonges. J’étais Madeleine Vanderbilt, c’était moi l’auteur du best-seller incontesté de ce début de siècle et je passais à la télévision, je répondais aux questions des journalistes en tant que tel. On me reconnaissait, on me dévisageait, on m’arrêtait dans la rue, on me réservait les meilleures tables. On m’invitait à des réceptions, des soirées, des avant-premières somptueuses. On m’aimait. On m’admirait. On me respectait.
Et cela me plaisait.


19
Le succès peut revêtir plusieures formes. Il peut être revêche, affolant ou affolissant. Il peut aussi être source de joie et de bonheur. Il peut revêtir la forme d’un sourire, d’un regard ou d’un geste. Il peut être doux et sucré comme un baiser.

Depuis que le monde savait que j’étais Madeleine Vanderbilt, plus rien, pour moi, n’avait la même saveur. On me regardait différemment, on s’adressait à moi avec déférence. Je n’étais plus un citoyen Lambda, j’étais au-dessus, je faisais partie des élus. J’étais important.
Ce qui devait alors arriver arriva : mes amis me trouvèrent, me retrouvèrent soudain de l’intérêt. Je fus alors de toutes les fêtes, de tous les anniversaires, de tous les dîner. Soudain, une soirée réussie ne pouvait pas l’être sans moi.
Nullement revanchard, je prenais ces soudaines preuves de considération avec plaisir et sans aucune arrière-pensée. Bien sûr, les gens qui me connaissaient avaient du mal à croire que j’étais bel et bien l’auteur du best-seller de ce nouveau siècle ; bien sûr, ils me le disaient, en toute innocence au détour d’une conversation, mais je m’en fichais : moi, je savais qui j’étais. Enfin.
Ma famille aussi me trouva de l’attrait : mes sœurs, interloquées, se rendirent compte que finalement elles ne me connaissaient pas si bien que cela, et semblaient me redécouvrir avec plaisir. Ma mère passa me voir à ma nouvelle adresse, et me félicita chaudement de mon succès, m’avouant qu’elle n’avait pas encore lu mon livre mais me promettant de le faire bientôt, me disant à quel point elle avait toujours été certaine de ma réussite avant de me demander, si cela m’était possible, de la dépanner de 5 000 Euros. Cela m’étant possible, je le fis avec plaisir. Le jour-même, elle s’envola pour le Brésil subir une intervention chirurgicale révolutionnaire et rajeunissante.
Dans la rue, on m’arrêtait, on me demandait des autographes, on me photographiait, on m’embrassait. On m’appelait Monsieur Vanderbilt, mais je trouvais ça drôle et touchant. Ma boulangère me mettait toujours de côté sa plus belle baguette pas trop cuite, comme j’aimais. Les taxis me reconnaissaient (car je ne prenais plus le métro ou le bus), et j’avais encore et toujours les meilleures tables aux restaurants. Le succès était bel et bien doux et sucré. Et ce qui devait m’arriver de meilleur m’arriva alors.


Quand on se penche sur le passé, on a l’habitude de se dire ha, c’était le bon temps, c’était les plus belles années de ma vie. Malheureusement, quand on vit ces moments-là, on ne se rend pas compte, on ne s’aperçoit pas que l’on vit nos meilleurs instants. Voilà comment se construisent les remords et les regrets.
Alors que je suis sur le point de mourir et que ma vie défile devant mes yeux, à présent je m’en rends bien compte, maintenant je le sais : ma rencontre avec elle fut le meilleur moment de ma vie, la plus belle chose qui pouvait m’arriver. Et à présent que les remords m’assaillent, maintenant, je regrette.

Elle s’appelait Isabelle. Elle avait de longues boucles brunes qui tombaient sur ses épaules.
Elle avait de grands yeux noirs, pétillants. Surtout quand elle me regardait.
Elle était assez petite, mais c’est bien, une fille petite.
Elle avait une voix douce, un peu cassée et un de ces rires ! Un rire généreux, ouvert, offert, un rire qui commençait dans un éclat pour finir en cascade.
Elle écoutait Janis Joplin, Marianne Faithfull, Nicole Croisille et Nicoletta. Elle portait des jeans patte d’éph, des vieux pulls chinés dans des friperies, un vieux sac kaki recouvert de badges et d’inscriptions pacifistes du genre free Mumia qui lui donnait un air bohème.
Elle était contre la peine de mort, elle aimait énormément les animaux mais préférait les humains, elle adorait danser et pleurait à chaque fois qu’elle voyait La couleur pourpre ou Tess. Elle adorait les fleurs, surtout les tulipes orange, et fumait quelques fois des petits joints d’herbe, surtout le vendredi et le samedi soir. Elle vendait des plantes chez Truffaut, et elle s’en contentait. Elle savait jouer Where do the children play de Cat Stevens à la guitare sèche. Elle était naturellement simple, elle était simplement belle.
Elle me ramenait sur terre, elle me rendait humble. J’aimais tout ce qu’elle aimait, j’aimais tout ce qu’elle était. Et, comble du bonheur, elle m’aimait aussi.

Je la rencontrai un soir, lors d’une fête à laquelle j’avais été convié. Je ne la vis pas tout de suite, perdus que nous étions parmi une foule assez dense de gens qui riaient, s’amusaient, buvaient. La musique était assez forte. Le couple qui recevait étant non-fumeur, les clopeurs invétérés se réunissaient sur le balcon. C’est là que je fis sa connaissance.
Elle venait de sortir pour prendre l’air. Nous n’étions, à ce moment précis, que tous les deux. Nous ne nous connaissions pas encore ; nous nous présentâmes l’un à l’autre. Elle était ravie de me rencontrer, et me dit d’une voix douce qu’elle avait lu mes livres et les avait bien aimés, ajoutant timidement qu’on devait me le dire sans arrêt. C’était vrai, mais on ne me l’avait jamais dit comme elle.
Isabelle me raconta que dernièrement, elle avait dû se rendre à l’hôpital au chevet de sa grand-mère malade et mourante (allô, Zola ?), et que tous les soirs, elle avait fait la lecture à la vieille dame passionnée d’histoires romantiques. C’était à cette occasion qu’Isabelle avait lu les deux tomes de ma saga. Elle me confia que ce qu’elle avait surtout apprécié, c’était les non-dits, ce qui était écrit entre les lignes : le fait que le passé nous rattrape toujours, que l’amour n’est jamais simple, qu’un secret, enfoui aussi profondément que possible refaisait toujours surface. C’était la première fois que l’on me disait cela. Elle était la première personne à remarquer dans mes livres ce que moi-même je ne soupçonnais pas. Cela me toucha au plus haut point.
Je lui demandai comment, à présent, se portait sa grand-mère ; elle me répondit que la vieille dame venait de décéder, et s’empressa d’ajouter que c’était dans l’ordre des choses, qu’elle était très âgée et que, étant une fan des aventures de la famille Woodward, la vieille dame  avait été contente de mourir en sachant qui avait tué Jacklyn Richmond.
Puis Isabelle planta ses grands yeux pétillants dans les miens, et se mit à sourire. Alors, je tombai amoureux, réellement amoureux, comme jamais je ne l’avais été et comme jamais plus je ne devais l’être jusqu’à ma mort.
Le soir-même, après que nous ayons parlé et ri ensemble, je la raccompagnai chez elle, un petit appartement du 17ème arrondissement. Elle me fit entrer.
Nous bûmes un café, et nous parlâmes et rîmes encore longuement en écoutant un ou deux disques de Herbie Hancock. Puis, ce qui devait arriver arriva : nous nous embrassâmes. Longuement. Passionnément. Et ce fut bon. Dieu, que c’était bon.
Puis elle me prit par la main et m’emmena dans sa chambre. Elle me déshabilla. Je la déshabillai. Nous étions un peu tremblant, comme deux adolescents, comme si c’était la première fois mais c’était la première fois car cette fois comptait vraiment, puis elle baissa les yeux et me dit, rougissante :
- Tu sais, je n’ai pas l’habitude de coucher avec un garçon dès le premier soir. J’espère que tu ne me prends pas pour, enfin, tu vois...
Je voyais, et souris. Je lui caressai la joue. Elle leva les yeux et sourit à son tour. Ma main descendit sur son cou. Puis elle descendit sur ses seins. Puis elle descendit encore. Alors, je la basculai sur son lit. Je me couchai à côté d’elle. Nous nous sommes embrassés. Et pour le restant de la nuit, alors que nous fîmes l’amour une première fois puis une deuxième, nos bouches ne se quittèrent presque pas.
Je n’étais plus moi-même.
J’étais enfin heureux.

Nous vécûmes ainsi trois jours, enfermés dans son appartement, nus, à faire l’amour, à rire, à parler, à écouter de la musique en fumant des petits joints, à manger ce qui nous tombait sous la main, des pâtes, des gâteaux. Je lui fis connaître l’extase d’une tartine de brie au Nutella. Elle m’initia au qawali, le chant qui élève l’âme et la fait s’envoler vers Allah et, même si je suis viscéralement athée, je jure que la voix de Nusrat Fateh Ali Khan me transcenda plus d’une fois.

Nous finîmes par sortir, pour faire ce que font tous les amoureux du monde : montrer à la terre entière le bonheur qui les habite. Main dans la main, sa tête contre mon épaule, nous flânions dans les rues de Paris (à cette occasion, je connus vraiment Paris, et me mis à l’aimer vraiment), nous traînions parmi les bouquinistes des quais de Seine, fréquentions les galeries d’art et les terrasses des cafés et tant pis, tant mieux si les photographes et les paparazzi ne perdaient pas une miette de notre amour. Nous ne les voyions pas. Nous étions seuls au monde.
Nous nous conduisions parfois comme de vrais gamins, chahutant, nous bousculant, riant pour un rien et pour tout en pleine rue. Nous avions quinze ans. Nos gestes étaient tendres, nous nous embrassions souvent. Nos étreintes étaient nombreuses, fortes, chavirantes, grisantes. Nos paroles étaient douces, et chaque mot échangé, même le plus insignifiant, résonnait comme un serment d’amour.
Bien sûr, j’entendais toujours cette petite voix aigre et cynique du défaitisme me faire remarquer Qu’Isabelle était trop bien pour moi, que cela ne pouvait pas durer, mais je la faisais taire. Il me suffisait de regarder Isabelle, de la toucher, de la respirer pour savoir que ces instants dureraient toute la vie.

Je me surprenais à penser différemment, à me conduire différemment, je me surprenais à vouloir la surprendre, à vouloir l’étonner, l’émouvoir, l’émerveiller. Je ne refaisais aucunes des erreurs qui m’avaient fait perdre mes anciennes petites amies. À présent, je n’avais que des pensées joyeuses et positives, entraîné en cela par la gaîté de vivre d’Isabelle, mon Isabelle, car elle était à moi comme j’étais à elle, et elle se donnait à moi comme je me donnais à elle, entièrement, sans gêne ni crainte, sans tabou ni contrainte. Et tant pis, tant mieux si l’amour rend bête, sentimental et fleur bleue : comme chante si bien Nicole Croisille, quoi que nous fassions, nous faisions l’amour.

Un soir, c’était un jeudi, nous sortions d’un restaurant et traversions le Pont des Arts. Nous nous sommes arrêtés, et nous avons regardé la nuit tomber sur les toits. Nous étions heureux, simplement heureux comme jamais. Nous nous sommes regardés et elle m’a dit Je t’aime pour la première fois. Elle me l’a dit avec des mots, elle me l’a dit avec ses yeux et je l’ai cru, parce que c’était vrai.
Je me suis mis à pleurer. La fille la plus formidable, la plus belle, la mieux du monde entier et de l’univers m’aimait moi, Bruno Bandini, petit con prétentieux et raté, moi qui étais d’une banalité à faire peur avec mon physique banal, mes idées banales, mes angoisses banales ! Elle m’aimait, moi qui n’avais rien d’extraordinaire, moi qui avais une intelligence dans la moyenne, une personnalité dans la moyenne, un sexe dans la moyenne (oui, enfin, dans le top de la moyenne, hein, plus près des quinze centimètres que des douze), et pour la première fois, je me trouvais beau, je me trouvais intéressant, j’étais le roi du monde, j’aimais enfin ma vie et m’aimais enfin moi.

Deux jours plus tard, De La Roche m’appela. Il y avait un problème : il semblait, d’après un sondage, que les lecteurs n’aimaient finalement pas la vraie personnalité de Madeleine Vanderbilt, que je ne les faisais pas rêver, et que les ventes chutaient. Moi, je m’en fichais ; j’avais trouvé l’amour et l’amour m’avait trouvé. Mais mes éditeurs ne l’entendaient pas de cette oreille.
Et ils prirent une décision.

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