20
- Ne vous inquiétez pas, Bruno, nous nous occupons de tout.
De La Roche avait encore parlé de sa voix calme et posée, et je le crus sur parole. Pour tout dire, une fois de plus je ne l’écoutais pas vraiment : les ventes, l’opinion des lecteurs, les plans marketings, tout cela ne me préoccupait guère, car rien ne me préoccupait plus que l’amour que je portais à Isabelle et le bonheur que nous vivions alors.
De La Roche parlait de plan de bataille, de redressement, d’enquête et d’opinion, mais je ne l’écoutais pas. Puis il me parla d’une chaîne de télévision américaine qui serait intéressée par les droits d’adaptation de Manderbly, et je l’écoutai mieux.
- Vous devriez vous rendre là-bas, continua De La Roche, histoire de voir ce qu’ils ont en tête. Vous partiriez avec un traducteur, un de nos avocats et une ou deux personnes de notre staff rompus à ce genre d’exercice.
J’aurais dû être hautement excité à l’idée de partir pour Hollywood, Los Angeles, Californie, USA, mais au risque de me répéter, rien n’était plus beau, plus grand que ma relation avec Isabelle. Pas même la faille de San Andreas.
- Il n’y en aurait que pour quelques jours, poursuivit mon bon Fernand. Seulement, vous devez partir le plus tôt possible. Vous avez un passeport ? Ah bien, bien. Nous nous occupons des visas. Alors c’est entendu : nous vous réservons un billet et nous nous chargeons de tout le reste. Quant à notre petit problème, ne vous inquiétez pas, nous nous en occupons.
Ainsi fut fait.
Je rentrai chez nous (je dis chez nous car depuis peu, Isabelle et moi vivions ensemble) et Nous fêtâmes mon voyage prochain. Isabelle était plus emballée que moi à l’idée de mon nice trip aux Etats-Unis. Elle me demanda de rapporter un maximum d’autographes de là-bas, surtout, si je pouvais, celui de George Clooney (mais bon sang, qu’ont-elles TOUTES avec George Clownesque ?), et elle me confia son vieil appareil photo avec pour mission de prendre l’image de toutes les fleurs et les plantes exotiques que mon chemin pourrait croiser. Je le lui promis.
Isabelle, qui commençait à bien me connaître, dut deviner le nuage sombre qui me traversait l’esprit car elle me demanda ce qui pouvait bien me tracasser.
Je ne le savais pas moi-même. Je n’arrivais pas à mettre un nom sur l’angoisse qui naissait au creux de mon estomac pour envahir mes veines et faire battre mon cœur un peu plus rapidement qu’à l’accoutumé. Mais une angoisse me venait bel et bien, comme un mauvais présage, une promesse de malheur.
Cassandre, si tu m’entends, sors de ce corps !
- Tout se passera très bien, me dit Isabelle en me caressant la nuque. Après tout, n’est-ce pas génial ? Tes livres vont être adaptés à la télévision ! Tes personnages vont prendre corps et vie ! Des comédiens, des personnes de chair et de sang vont dire tes dialogues !
Elle avait raison. N’importe qui aurait été fou de joie à cette pensée. N’importe qui sauf moi. Je n’arrivais pas à partager l’enthousiasme d’Isabelle, ma belle Isa. Mais dix minutes après, nous nous retrouvions nus, et elle sut faire taire mes angoisses, avec tendresse, avec application, avec passion.
Quelques jours plus tard, l’équipe dépêchée par De La Roche et moi nous envolions pour Hollywood en première classe. Comme un idiot, j’avais oublié mon portable, et je me demandai si l’on aurait pu de toute façon me joindre de France à l’autre bout du monde. Mais cela n’avait pas d’importance ; je quittais Isabelle pour la première fois depuis que nous nous connaissions et pour la première fois plus de quelques heures, et mon cœur serré, mon esprit envoûté par la fille la plus géniale du monde ne se souciaient pas du reste.
Nous fûmes très bien reçus. L’équipe de production nous avait envoyé des limousines qui nous conduisirent jusqu’à un très grand et très luxueux hôtel affichant plusieurs étoiles au tableau. Je fus installé dans une très belle suite au dernier étage. Je pris mes aises, et commençai à attendre.
J’attendis longtemps. Très longtemps. Je passais un peu de temps à photographier sous toutes les coutures l’énorme corbeille de fruits posée à l’entrée de ma chambre ; Isabelle m’ayant demandé de prendre des clichés de la végétation du coin, je me disais que cela allait la faire rire.
Puis d’autres limousines vinrent nous chercher. Je me laissai conduire jusqu’aux studios. Étrangement, je n’étais pas impressionné ; je me trouvais à Hollywood, pays des stââârs et de l’entertainment, mais j’étais encore à Paris, dans un lit avec Isabelle.
Lors du trajet, je passais mon bras par la fenêtre et prenais des photos des palmiers bordant la route, en faisant bien attention, à chaque fois, de mal cadrer l’image ou de bouger pour la flouter. Isabelle trouverait cela très drôle.
Nous arrivâmes enfin. Et nous attendîmes encore. On nous proposa something to eat et something to drink, et quelqu’un passait toutes les trente secondes pour savoir si nous étions ok en affichant un Larger Than Life Ultrabrite Smile. Je commençais à trouver le temps very long.
Mais nous finîmes par être introduits, dans un bureau d’à peu près la taille de la Place du Général Patton du 17ème arrondissement de Paris où des décideurs, des directeurs et je ne sais quoi d’autres nous accueillirent. D’autres sourires très blancs. Plusieurs handshakes. Beaucoup de congratulations pour mon admirable work et mon huge success. Puis nous nous mîmes à parler business.
On m’expliqua que le grand studio où nous nous trouvions était très intéressé par les droits d’adaptation de Manderbly pour en faire une mini-série, voire même un Prime Time Soap basé sur l’histoire et les personnages. Si le succès était au rendez-vous, il y aurait autant d’adaptations que de tomes de la saga. On m’assura que tout allait être wonderful, que tout le monde, ici, était un Manderbly’s huge fan, et qu’everything will be marvelous. Je trouvais ça plutôt coule.
Soudainement habité par mon rôle de futur adapté, je me mis à prendre la réunion au sérieux et commençai à parler de ma vision des choses, en posant quelques conditions si elles se faisaient : Je voulais garder un contrôle sur le script, les réalisateurs et les décors. Je tenais à ce que le casting ne soit pas « paresseux » : je voulais que le studio se démène pour trouver le parfait comédien pour le bon rôle. Dans mon esprit, j’avais une représentation très claire de ce que je voulais, et leur fis quelques propositions : Pour le rôle de Jacklyn Richmond, je voyais bien une actrice genre Angie Dickinson jeune. Pour le rôle d’Ava Woodward, je voulais que l’on trouve la nouvelle Ann-Margret. Pour Perry Woodward, je tenais à un comédien bourré de charisme, très beau et très viril, mais pas George Clooney. Pour la pauvre Lana Moore, je voyais Nadia Bjorlin (sublime starlette de soap opéra) et personne d’autre. Quant à la future interprète d’Afton Woodward, quelqu’une comme Madeline Zima ou Michelle Trachtenberg, comédiennes de télé serait parfaite.
Les décideurs du studio, certainement éblouis par une telle culture générale, dirent yes à tout. Ne restait plus qu’à établir un contrat et à le signer, et l’on me fit comprendre que cette étape serait la plus longue et la plus fastidieuse, prenant littéralement des semaines.
Nous bûmes un champagne californien qui, ma foi, était fort bon, nous nous congratulâmes encore une fois, nous eûmes droit à quelques embraces puis on nous ramena à notre hôtel.
Je dois avouer que j’étais très fier de moi. J’avais, me semblait-il, parfaitement mené les discussions, et j’avais hâte de rentrer pour le dire à Isabelle.
Comme nous ne devions partir que le lendemain, j’en profitai alors pour faire un peu de tourisme et pour prendre en photos la flore locale. Ainsi, je parcourus les alentours de la ville armé de mon appareil, immortalisant pour l’album d’Isabelle les fleurs californiennes, Fairydusters, Bluecurls et Monkeyflowers, Red Ribbons et Starflowers, Wood Roses et autres Alpine Lilies.
Le lendemain, nous repartîmes donc. Avion, première classe. Je dormis presque tout le long d’un sommeil tranquille ; Après tout, la visite à Los Angeles s’était très bien passée, et je trouvai la petite voix alarmiste qui s’était fait entendre quelques jours avant mon départ bien ridicule.
En arrivant à Charles De Gaulle, l’équipe de Jean-Daniel rentra au siège des éditions tandis que je partis de mon côté. Je n’avais qu’une idée en tête : retrouver Isabelle. Je pris un taxi et me laissai, encore une fois, conduire, sans prêter attention aux étranges regards que me lançait le chauffeur.
Mon cœur battait à rompre quand nous arrivâmes dans ma rue, dans notre rue. Plus que quelques minutes, et je verrais mon Isabelle. Mon cœur battait à rompre quand je montai les escaliers quatre à quatre. Plus que quelques secondes avant de serrer contre moi ma belle Isa. Mon cœur battait à tout rompre quand j’ouvris la porte. J’appelai Isabelle. Personne ne répondit.
Isabelle n’était pas là. Après tout, nous étions Samedi, et je ne l’avais pas prévenue du jour et de l’heure de mon arrivée.
J’entrai dans la chambre, et commençai à ranger mes affaires dans mes tiroirs quand quelque chose se mit à clocher.
Les affaires d’Isabelle n’étaient pas là non plus ; ni ses vêtements, ni ses disques, ni sa trousse de toilette. Rien.
Il y avait certainement une explication.
Je ne tardai pas à la trouver.
Posée sur le lit, une enveloppe blanche à mon nom attira mon attention. C’était l’écriture d’Isabelle. L’enveloppe avait été placée sur un exemplaire du Libé de l’avant-veille. Je pris l’enveloppe et remarquai la manchette du journal. Les gros titres me giflèrent avec une violence inouïe.
Les mystères de Manderbly : histoire d’une imposture.
Les éditions Jean-Daniel viennent d’annoncer que le jeune homme qui se faisait appeler Madeleine Vanderbilt n’était qu’un comédien payé pour endosser l’identité du véritable auteur, toujours inconnu. Page 2.
Mon cœur failli s’arrêter de battre. Ma gorge se serra. D’un geste tremblant, je déchirai l’enveloppe.
Elle contenait une page des Mystères de Manderbly qu’Isabelle avait arrachée et pliée en quatre. Je lus la page.
La splendide jeune femme était folle de rage.
- Perry, cria-t-elle à travers les larmes qui embuaient son regard, comment as-tu pu me trahir de la sorte ?
- Lana, tenta Perry, je...
- Assez, hurla-t-elle, je ne veux plus t’entendre ! Tu m’as odieusement menti, tu m’as menti depuis le début ! Comment pourrais-je avoir encore confiance en toi ? Comment pourrais-je encore te croire ? J’ai le sentiment de ne pas te connaître, Perry, continua la jeune femme tandis que les larmes se mirent à rouler sur ses joues empourprées par le chagrin, j’ai l’impression d’avoir un inconnu en face de moi...
- Voyons, Lana, tenta de nouveaux le bel homme aux tempes argentées, tu...
Mais il ne put finir sa phrase. Lana venait de le gifler avec toute la force de son désespoir. Puis elle se dirigea d’un pas décidé vers la porte d’entrée, qu’elle ouvrit furieusement.
- Va-t-en, souffla-t-elle dans un soupir tandis que le vent glacial, s’infiltrant par l’ouverture, jouait avec sa splendide chevelure auburn. Je ne veux plus jamais te revoir.
Alors, Perry, le cœur brisé en mille morceaux, entendit les mots qu’il redoutait d’entendre plus que tout :
- Je te hais, dit Lana en le foudroyant de son regard bleu tornade. Tout est fini entre nous.
19
Pendant trois jours je cherchai Isabelle. Elle n’était nulle part. À son travail, on me dit qu’elle avait pris un congé. Ses amis, les nôtres, sa famille, personne ne savait où elle se trouvait, ou ne semblait décidé à me le dire. Je parcourus Paris, passant par tous les endroits que nous avions fréquentés ensemble. Rien.
Je l’appelai plusieurs fois sur son portable, tombant constamment sur son répondeur. Je lui laissai une foule de messages, la suppliant de me rappeler, lui jurant qu’il y avait une explication à tout ceci, que je ne lui avais pas menti, que je l’aimais plus que tout et que je ne pouvais pas vivre sans elle.
En vain.
Je sus alors ce qu’était vraiment le désespoir. Il n’avait rien de beau, de romantique ou de romanesque ; il donnait simplement envie de pleurer et de mourir.
Entre temps, j’avais déboulé, furieux, aux Editions Jean-Daniel, exigeant une explication.
- C’est comme ça, me dit De La Roche, c’était la meilleure chose à faire pour redresser la barre. Je vous rappelle que le tome 3 est programmé et que nous avons déjà dépensé une fortune en pré-publicité.
- C’est votre problème, grondai-je, pas le mien.
Je serrais les dents, luttant contre l’envie de me jeter sur le salaud qui me faisait calmement face.
- Nous ne pouvons pas nous permettre un échec commercial, continua De La Roche, il y a trop en jeu.
- Vous n’aviez pas le droit ! hurlai-je.
- Bien sûr que si. Tout est dans le contrat que vous avez signé.
De La Roche sortit un dossier d’un tiroir, et le jeta sur la table.
- C’est inscrit noir sur blanc, poursuivit-il : les Editions Jean-Daniel se réservent le droit de choisir qui représentera Madeleine Vanderbilt et d’y mettre un terme quand bon leur semblera.
J’étais fou de colère. Je me sentais stupide, honteux d’avoir été aussi naïf de croire que les requins ne pouvaient pas évoluer dans le monde de l’édition. Je me trouvais tellement nul de ne pas avoir prévu les poignards que l’on me planterait dans le dos. Je me sentais bête. Frustré. Comme un enfant seul au monde.
- Mais vous ruinez ma vie en faisant cela, lançai-je en tentant de ne pas montrer la peine qui était mienne. Isabelle vient de me quitter, elle me prend pour un imposteur ! Tout le monde va me prendre pour un imposteur, on va me détester ! Vous avez pensé à ça ? Vous avez pensé à moi avant de m’envoyer à l’autre bout du monde pour préparer votre coup tordu ?
- Mais ce n’était pas un coup tordu, grommela De La Roche en balayant ma remarque d’un geste de la main. Ce sont les affaires, Bruno, point. Ne vous souciez pas de ce que vont penser les gens. Si vous voulez, nous vous accorderons une hausse de pourcentage sur les ventes. Quant à votre amie, si elle vous aime vraiment, elle reviendra. Je suis même prêt à tout lui expliquer moi-même ; vous voyez, je ne suis pas un monstre. Et vous, Bruno, vous avez du travail ; n’oubliez pas que vous devez nous livrer votre manuscrit avant la fin du mois.
Je serrais les poings ;
- Et si je refuse ? envoyai-je.
De La Roche se leva lentement de son fauteuil, un peu trop théâtralement à mon goût, posa ses poings sur la table et planta son regard dans le mien.
- Mais, répliqua-t-il le plus calmement du monde, c’est que là non plus, vous n’avez pas le choix : je vous rappelle que c’est une clause du contrat. Si vous refusez de nous livrer le tome 3, je vous promets que vous perdrez tout.
- J’ai déjà tout perdu, dis-je, pensant à Isabelle. Et je me fiche des procès et du reste. C’est vous qui aurez le plus de problèmes.
De La Roche se mit à sourire :
- Écoutez-moi bien, espèce de petit con prétentieux, vous n’êtes pas irremplaçable. Je peux payer n’importe quel tâcheron pour écrire à votre place. Votre style ampoulé n’est pas si inimitable que cela, vous savez ; je n’aurais qu’à débaucher n’importe quel nègre de la Collection Arlequin et le tour serait joué. Alors réfléchissez, Bandini, avant de faire une connerie et de ne plus pouvoir faire machine arrière.
Nous n’avions plus rien à nous dire. Je sortis en claquant la porte.
J’étais lié, pieds et poings. Je me sentais pris au piège dans la gueule dentelée de fer des Editions Jean-Daniel.
Suivant le conseil de De La Roche, je me mis à réfléchir.
Et une idée me vint.
De La Roche allait payer, les éditions Jean-Daniel allaient payer.
Je me remis studieusement au travail, sans arrêter de chercher Isabelle.
La colère courrait dans mes veines, me galvanisant. Je découvris alors un nouveau moteur, une nouvelle raison d’être et d’écrire : l’envie de revanche et de vengeance.
Je décidai de ne plus me laisser faire, de ne plus être ce pauvre type, ce con sans importance toujours dernier de la liste. Dorénavant, plus rien ne me toucherait, moi qui avais vécu la cruauté et le mépris, l’opprobre et la trahison.
Mais il me restait encore à rencontrer la fureur et à affronter la haine.
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