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La situation était sidérante : les librairies étaient littéralement prises d’assaut par une foule avide de meurtres, d’argent, de sexe et de trahison. Les exemplaires des Mystères de Manderbly s’arrachaient littéralement. Plus le temps passait, et plus les rotatives des imprimeurs tournaient à un régime de plus en plus soutenu.
Tout le monde lisait mon roman. À ma grande surprise, les lecteurs étaient furieusement passionnés par les aventures rocambolesques de la famille Woodward. Chacun avait son opinion sur l’identité du meurtrier de la splendide et richissime Jacklyn Richmond, et les blogs traitant du sujet, s’abandonnant aux théories les plus folles, inondaient la toile.
Les éditions lancèrent un concours avec, à la clé, un voyage merveilleux en Caroline du Sud (là où se déroulait l’intrigue du livre) pour celui ou celle qui démasquerait l’assassin.
De nombreux produits dérivés furent créés, du jeu vidéo Manderbly (une sorte de Cluedo en plus élaboré) aux draps de lit, en passant par les mugs, les T-shirts « I killed Jacklyn », les parfums et même une bande originale (!).
Les médias continuaient à s’interroger avec insistance sur l’identité de Madeleine Vanderbilt (car à ce stade, mon éditeur n’avait encore rien révélé à ce sujet), laissant libre cours aux hypothèses les plus folles. Ainsi, les rumeurs les plus farfelues naquirent et firent le tour des rédactions, des salons de coiffures et des rares cours d’immeubles encore gardées par des concierges. Ainsi, dans un tourbillon aussi irrationnel qu’irréaliste, une foultitude de nom circula. Tour à tour, il sembla que l’écrivain des Mystères de Manderbly fut Nicolas Fargues, puis Marc Lévy, Bernard Werber, un nègre de Paul-loup Sulitzer, Paul-Loup Sulitzer himself, Anna Gavalda ou encore Gonzague Saint-bris, Dan Brown ou Danièle Steele. Puis la machine continua à s’emballer pour sortir des noms aussi surprenants que Karl Lagerfeld (!), Jackie Stallone (!!), Andrée Sarkozy (mère de) ou Pierre Sarkozy (fils de). Puis ce fut au tour du nom de la fille du propriétaire de la brasserie Lipp de sortir du chapeau surréaliste des rumeurs, de celui d’un SDF et de Paris Hilton pour finir de tomber dans l’absurde et le n’importe quoi avec la fille cachée de Claude François, la princesse Charlotte de Monaco ou encore Lourdes Ciccone. Tout le monde savait qui était Madeleine Vanderbilt, tout le monde le savait car l’avait appris d’un ami d’un ami d’un ami de l’éditeur, tout le monde le disait à tout le monde en faisant promettre de ne le dire à personne.
Ce fut quand un torchon scandaleux (dont je tairai le nom pour ne pas faire de publicité à Closer) promit à ses lecteurs une prime à celui qui apporterait, preuve à l’appui, le nom de l’écrivain, que Jean-Daniel décida de faire quelque chose.
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Pour mettre fin aux spéculations et pour calmer les esprits, mon éditeur mit en route la première partie du plan qui avait été préparé. Il était temps.
Je tenais un rôle important dans la combine, voire même le premier, et mes talents de comédien furent mis à contribution. En effet : par un coup de baguette magique, je devins l’attaché de presse de Madeleine Vanderbilt (après tout, qui mieux que moi la connaissait), et je fus chargé en son nom de répondre aux questions des journalistes.
Dans ce dessein, on me prépara longuement : je fus d’abord transformé physiquement, recoiffé, rasé, peelé, orthodonté puis déshabillé, rhabillé, relooké. On me briefa ensuite intensément, m’apprenant ce que je devais dire et ne pas dire, et je dus connaître par cœur un nombre aberrant de réponses toutes faites avec obligation de citer le titre du roman tous les trois mots ou à peu près. J’avoue que cela me plaisait. Je me pris au jeu avec jubilation.
Alors, et dans le cadre d’un plan marketing toujours aussi irréprochable, je courus de plateau télés en émissions people, envoyé spécial et porte-parole de l’écrivain mystère qui défrayait la chronique. Vingt fois, cent fois je dus certifier que Madeleine Vanderbilt n’était pas quelqu’un de célèbre et certainement pas l’un des noms qui circulaient dans le tout-Paris, que OUI, je l’avais déjà rencontrée et que NON, je ne pouvais pas révéler son identité. Et c’est à la place de Madeleine Vanderbilt que je recueillais les critiques de Manderbly, me retrouvant chez Poivre d’Arvor, chez Guillaume Durand et Michel Field ou encore sur le plateau de Thierry Ardisson (qui me demanda si Madeleine suçait bien) ou de Laurent Ruquier (où Eric Naulleau déclara avoir trouvé le livre navrant de platitude tandis qu’Eric Zemmour le trouva symptomatique d’une époque médiocre où tout était tiré par le bas par une génération gavée d’insipidités américaines, prenez par exemple le Rape).
Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette situation. Je trouvais tout cela délicieusement amusant, souriant à l’idée de me faire passer pour mon propre attaché de presse. S’ils savaient qu’ils ont en face d’eux le véritable auteur de l’œuvre! pensais-je régulièrement, un sourire en coin sur les plateaux télés face aux critiques acerbes.
Mon éditeur était très content de moi. Il faut dire que je jouais mon rôle à la perfection, emporté, une fois de plus, par la cocasserie romanesque du jeu. De plus, les gens commençaient à me reconnaître dans la rue comme celui qui travaillait pour Madeleine Vanderbilt et savait qui c’était, ce qui ne me déplaisait pas. Je signais alors mes premiers autographes avec délectation. Il m’était jouissif d’être reconnu pour un livre que je n’avais pas écrit alors que je l’avais bel et bien écrit. Je me sentais important.
Mes amis se mirent à m’appeler. Ma famille me félicita d’avoir enfin trouvé un emploi stable.
La vie était belle. Plus que belle, elle était magnifique.
Tandis que je m’apprêtais à écrire le deuxième tome de ma saga, Les mystères de Manderbly fut traduit et distribué à l’étranger. De l’Anglais au Mandarin en passant par le Russe ou le Suédois, pas une langue ne fut épargnée. Le succès continua de s’accroître jusqu’au délire autant que le buzz, et pas un pays ne fut sauvé de La folie Vanderbilt. Je ne sais comment j’arrivais à garder la tête froide ; mon immense modestie devait y être pour quelque chose.
Or, un matin, tandis que je sortais pour m’acheter des cigarettes, je tombai nez à nez avec une publicité pour un journal trash placardé à l’entrée de mon buraliste. Je m’arrêtai brusquement, sidéré par ce que je voyais. Je n’en croyais pas mes jolis yeux bruns.
« Madeleine Vanderbilt, c’est moi », proclamait sur l’affiche un parfait inconnu, tandis que le journal promettait une entrevue exclusive de l’auteur enfin sorti de l’obscurité en page 12.
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Il s’appelait Henri Petitjean, il avait le même âge que moi, il était blond aux yeux bleus. Il posait, en dandy et effectivement en page 12 assis dans un Chesterfield une cigarette à la main, et il certifiait haut et fort qu’il était bel et bien Madeleine Vanderbilt, que c’était lui qui avait écrit le best-seller de l’année et personne d’autre. S’ensuivait un long article dans lequel il expliquait qu’il avait décidé de sortir de l’ombre par respect pour ses nombreux lecteurs, et que la somme, assez conséquente, que le torchon infâme qui l’interviewait lui avait accordé contre l’exclusivité de ses révélations, n’avait rien à voir dans sa décision.
J’étais vert. Je me ruai sur l’article, le dévorant en rongeant mon frein, et plus j’avançais dans ma lecture et plus la colère, plus la panique s’emparait de moi et bouillait dans mes veines. J’étais éberlué par tant d’audace, scandalisé par un tel acte de piraterie, et je suais à grosses gouttes et à l’idée que ce sale petit enculé puisse s’emparer de mon succès et puisse accaparer l’attention que je recherchais depuis tant d’années.
Totalement flippé, je me précipitai sur mon téléphone, appelai Fernand De la Roche, lui demandai s’il était au courant (il l’était), et déversai mon angoisse et ma fureur en une longue litanie quasi-incohérente au cours de laquelle explosa mon incompréhension et mon indignation, mon envie de me battre et ma volonté de ne pas me laisser faire, mon désir de coller au cul foireux de ce sale petit con le procès du siècle, le vouant aux gémonies, lui promettant une vie à côté de laquelle l’enfer le plus cruel serait un paradis potache, voulant le crucifier en place publique, l’écorcher, le tondre, le castrer chimiquement, le gifler devant tout le monde, lui faire appeler sa mère et lui niquer sa race, lui enfoncer mes pouces dans ses orbites oculaires, lui arracher la langue avec les dents et que sais-je encore.
De La Roche tenta de me calmer. D’une voix douce et posée, il m’enjoignit de garder mon sang-froid. Je rétorquai qu’il m’était difficile de rester serein devant tant d’iniquité et, les larmes aux yeux et la voix tremblante, j’épanchai ma douleur au creux de son épaule par combiné interposé. Je sentis bien, par son ton, que je l’avais ému, et il m’assura que ce n’était rien, que cela pouvait arriver, que les Editions Jean-Daniel allaient publier dans l’heure un démenti formel et que toute cette affaire ne serait, finalement, qu’un feu de paille. J’étais loin de partager sa foi mais finis par raccrocher rasséréné.
Un démenti fut donc publié. Mais il n’arrêta pas l’odieux personnage intitulé Henri Petitjean dans sa volonté de nuire, de me nuire à moi, Bruno Bandini.
L’affreux bonhomme continuait de se faire mousser dans les médias, jurant à qui voulait le publier et le lire que ce démenti n’était qu’une mascarade. Il fut injustement invité à la télévision, chez Morandini ou Ardisson (qui lui demanda s’il suçait bien) où il continua son imposture sans vergogne, fréquentant même les soirées pipoles au bras de starlettes décolorées issues de niaiseries téléréelles. Je serrais les dents et les poings, piétinais de rage, impuissant devant une telle avanie. Jean-Daniel et moi avions beau faire, avions beau dire, rien n’entachait l’assurance du coquin qui, à coups d’entrevues exclusives, commençait à se faire un très joli bas de laine.
Une nuit, je rêvai que, me regardant dans un miroir, c’était le reflet de Petitjean que j’apercevais. Je me réveillai en criant.
C’est alors que le ciel, dans son infinie bonté, me fit un signe. Dans un premier temps, je l’en remerciai, ému devant tant de bienfaisance. Mais je ne tardai pas, à mon grand désarroi, à me rendre compte que ce signe était en réalité un énorme doigt d’honneur.
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Or donc, Henri Petitjean, petit escroc au sourire carnassier, aux yeux de fouine et au gros nez de surcroît avait usurpé mon identité, s’était emparé de mon œuvre pour la faire sienne et était devenu la coqueluche des mass-médias. Rien ne semblait pouvoir stopper son ascension au Panthéon de la gloire et de la malveillance, surtout qu’en ces temps 3W.com, tout allait très vite. C’est alors que, comme je viens de l’écrire, le ciel me vint en aide, et força le forban à confesser le forfait.
Effectivement : suivant le concept Warholien des quinze minutes de gloire universelle, Petitjean, soudain, ne fit plus la couv’ des journaux. Non. Il se retrouva subitement remplacé par une certaine Francine Moileux.
Bon sang, me direz-vous, mais qui est donc cette Francine Moineux ? Je vous ferai d’abord remarquer que c’est Moileux avec un l, et non un n. La chose n’a pas son importance, mais quand même, essayez d’être attentif à ce que vous lisez ; la tension étant quasi-paroxysmique, ce n’est pas le moment de vous relâcher.
Donc, la susnommée Francine Moileux qui faisait tout à coup la une de la presse, revendiquait elle aussi la maternité de mon livre, mais d’une toute autre manière, et plus odieuse, que celle employée par Petitjean : cette Francine (que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam) attaquait Jean-Daniel, Madeleine Vanderbilt et Henri Petitjean pour vol et plagiat. Petitjean, craignant la justice, s’était rétracté et avait avoué le mensonge, se retrouvant hors de procès et retombant instantanément dans l’oubli médiatique.
Tout cela, je ne l’appris pas tout de suite : j’avais, sous l’insistance de ce cher Fernand De La Roche pris quelques jours de vacances, et je m’étais isolé dans une vieille maison coupée de tout en plein Finistère où, je dois l’avouer, je me faisais royalement chier.
Je voulais me ressourcer, faire le point sur moi-même et revenir aux vraies valeurs (la nature, le silence, le temps suspendu, tout ça) avant de reprendre la vie trépidante et Parisienne et d’attaquer la rédaction du tome 2 de ma chère saga. Aussi, j’avais loué une bicoque, et je m’y étais rendu avec une dizaine de livres, mon iPod gavé d’albums de J.J. Cale et quelques vêtements de rechange.
Là, loin de l’agitation de la ville, sans télé, sans radio, sans journaux et sans téléphone sans fil je me promenais, de longues minutes durant, seul avec moi-même parmi les ruines de Trévarez, tandis qu’au loin montait la plainte fascinante d’un troupeau de moutons bêlants.
Le deuxième jour, je gagnai à vélo le bourg le plus proche et m’achetai un journal. Je m’attablai dans le troquet du coin, commandai un café (un double, avec un p’tit verre d’eau), et j’ouvris mon Libé. La nouvelle d’un procès pour plagiat me sauta aux yeux avec la vivacité d’une nymphomane récemment libérée d’une longue peine de prison sautant au paf d’un militaire en goguette. J’avalai de travers, toussai, m’essuyai les lèvres, payai, sortis, remontai sur mon vélo et regagnai ma masure.
Je devais absolument appeler Fernand, mon Fernand, lui qui trouvait toujours les mots pour me consoler et m’apaiser (sauf quand il avait bu), lui qui était et allait être une fois de plus, je le savais, de mon côté.
Je fouillai mon sac de sport à la recherche de mon portable, le trouvai et l’allumai.
Maintenant que j’y pense, que le passé me semble simple !
Je composai le numéro personnel de Fernand, mon bon Fernand, impatient d’entendre sa voix calme et rassurante. Il décrocha immédiatement.
- Espèce de salopard de fils de pute, me dit-il en substance, dès que je t’ai vu, j’ai su que je devais me méfier de toi !
À ces mots loin d’être veloutés, je lui fis part de ma surprise.
- Ne joue pas au con avec moi, sale petit enfoiré, rétorqua-t-il, je sais que ce n’est pas toi qui as écrit Manderbly ! Je vais te défoncer la gueule, espèce de gros connard, je vais ruiner ta pauvre vie de merde !
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